« Bonnes chaussures, bonne humeur ! »

Au commencement furent des pieds. Des pieds à chausser, des milliards de pieds à travers le monde. Alors, par le seul pouvoir de son Verbe, Tomas Bata, le Créateur, fit jaillir dans les années trente, en plein cœur de la campagne mosellane, une usine de chaussures des plus modernes et surtout, une ville entière pour y faire vivre ses ouvriers. Une cité plus radieuse que celle de Le Corbusier, plus pimpante et fonctionnelle que le familistère de Guise… Bref, une utopie réalisée. Une utopie ? Voire…

D’emblée, le réalisateur choisit, non sans perversité, d’imposer la voix off du démiurge ressuscité, de retour sur les lieux d’un paradis perdu aujourd’hui rendu à la nature. Cette voix off est l’élément majeur d’un dispositif singulier qui va mettre au jour les failles d’une organisation sociale aux rouages bien huilés. Trop bien huilés.

Plus mégalomane mort que vivant – il se prend pour Dieu –, Tomas Bata pilote le spectateur dans tous les lieux archétypaux de la mythologie batavillienne : l’usine, la salle des fêtes, la piscine… Mais le temps a fait son œuvre, et ces lieux ont disparu ou ont perdu de leur prestige. Qu’importe : la piscine désaffectée est suggérée par un plan du plongeoir, une serviette ; la salle des fêtes défraîchie par des couples de danseurs… Les maisons identiques sont balayées par un travelling interrompu de temps à autre pour permettre à Dieu/Bata de saluer ses employés, dont les gestes (tailler une haie, tondre le gazon) sont aussi apprêtés que le décor qui les entoure. Les sourires doivent être radieux, l’omniscient Monsieur Bata vous regarde.

Les témoins de l’Âge d’Or – le chef du personnel, ex-sergent recruteur, les ouvrières, les sportifs du club de Bataville sont filmés en plan fixe dans le décor symbolique de leur ancien lieu de travail, figés comme sur un portrait à l’ancienne. Tout droit sortie des premiers films parlants, une voix triomphante renforcée par des cartons écrits en pleins et en déliés introduit les anciens salariés l’un après l’autre. La hiérarchie est respectée : « le » chef du personnel, « l’ » entraîneur, pièces irremplaçables de l’encadrement, ont droit à l’article défini. Quant à l’ouvrière, pièce interchangeable de l’outil de production, elle n’est qu’« une » ouvrière. Dans cet au-delà muséifié, les rapports de classe se sont naturalisés.

À en croire Dieu, Bataville fut une cité de rêve : comment contester le bonheur lorsque le soleil brille, que les pelouses rutilent et que les hymnes à la gloire de Bata interprétés par la fanfare et la chorale retentissent à chaque séquence ? A contrario, en contrechamp, les images lugubres des marais d’aujourd’hui où, plan du site entre les mains, les anciens Batavillois errent désorientés…

Nulle voix discordante n’est tolérée. L’un des témoins a-t-il le culot d’évoquer les bénéfices qu’ont empochés les actionnaires ? Son propos est interrompu par Dieu lui-même. Des entretiens avec les ouvrières, le montage final conserve l’évocation de la dureté des tâches, mais insiste davantage sur le plaisir de travailler ensemble. Ces paroles réjouissent le Créateur, dont la vision de l’entreprise exige l’adhésion enthousiaste de tous. Qui oserait parler d’aliénation ?

Mais l’utopie a fait long feu. Avec le Verbe de Bata (que l’on pourra mettre en perspective avec la polyphonie patronale de La Voix de son Maître), le « piège » du dispositif filmique se referme : les hauts-parleurs ne s’éteignent plus, mitraillant des sermons apologétiques sur les bienfaits du travail et du sport, ou des slogans aux relents totalitaires (« Ne soyons pas en verre, mais en acier ! »1).

Témoignages sous contrôle, films d’archives complaisants, reconstitutions de scènes idéalisées… Le malaise se dessine. La polychromie éclatante des images, les flonflons de la fanfare finissent par rendre insupportable le paternalisme Bata. On se croyait chez Jacques Demy, on se retrouve dans la série Le Prisonnier… Perdue au milieu des champs, Bataville est plus que jamais une ville-prison. Ses anciens habitants ne pourront s’en échapper que pendant le sommeil de Dieu, la nuit venue, un flambeau à la main.

Isabelle Péhourticq

  1. Dans le film, les maximes et citations de Tomas Bata sont extraites de Chausser les hommes qui vont pieds nus, Bata-Hellocourt, 1931-2001, Alain Gatti, Ed. Serpenoise.