Sirius en son reflet

Avant de lire, il semble préférable de voir le film… Un des enjeux essentiels de Meet you in Finland Angel réside précisément dans l’hésitation qui tenaille le spectateur à propos du statut du film. Dès les premières images, Meet you… ouvre en effet deux pistes a priori différentes et qui s’avéreront indissociables. Une main feuillette quelques pages manuscrites alternant avec des dessins sommaires d’extra-terrestres ; une musique électronique fait la transition avec le plan d’un immeuble caressé par la neige et qu’on croirait extrait de l’univers burtonien.

Une fiction de série Z ? Un pastiche de documentaire ? Le spectateur oscille entre les deux options… D’autant que, dès son apparition à l’écran, Anne, le personnage central, affiche dans ses yeux sa connivence avec la caméra. D’autant qu’un plan extérieur sur la fenêtre de sa cuisine la montre éclairée d’une lumière inhabituelle ressemblant fort à un projecteur. D’autant qu’entre les mains d’Anne, une jarre explose en laissant apparaître un personnage habillé en chevalier de l’espace… Etc.

Fiction ou pastiche ? Cesse-t-on de se poser la question ? Le réalisateur de Meet You in Finland Angel parvient à déplacer notre regard : fiction ET pastiche, invention ET réplique… Aucun humain ne peut sortir de cet entre-deux. Comme vous et moi, Anne est le personnage principal de la fiction qu’elle se raconte à elle-même, et elle semble rejouer les mêmes scènes de milliers d’histoires déjà écrites – ici des histoires d’ufologie.

Aux deux tiers du film, en voix off, Anne révèle qu’elle a été enlevée à plusieurs reprises par des extraterrestres pacifiques, que, sur Sirius, ils ont sauvé l’enfant dont elle était enceinte, que là-bas, sa fille l’attend… A ce moment précis, Anne regarde muette par la fenêtre : en plan serré, le verre de ses lunettes reflète un arbre enneigé ; le cadre s’élargit et découvre l’image réelle de l’arbre. Le réalisateur donne ici la clef de son film : le reflet précède le réel. Pour faire le film comme pour le voir, il lui/nous faudra porter les lunettes d’Anne, regarder par ses yeux, il lui/nous faudra aller au-delà de ses paroles et penser par sa pensée. Comprendre (faire nôtre) la version de la réalité qu’Anne a élaborée – au demeurant ni guère moins crédible, ni guère plus efficace que toutes celles que nous nous racontons… Le spectateur devra la croire non sur parole, mais sur croyance – elle seule rappelle l’événement miraculeux, elle seule maîtrise le sens de la narration, son mari commente uniquement son quotidien. Le spectateur admettra-t-il que le mari d’Anne est devenu peintre du jour au lendemain, qui plus est copiste de van Gogh, qui plus est capable de se rappeler les souvenirs du peintre comme s’ils étaient les siens ? A cette seule condition, il élargit son cadre (de vision, de pensée, de conscience) : il sort de lui-même et rencontre l’autre.

L’acte documentaire du réalisateur est d’offrir à cette femme une écoute attentive, et, cadeau entre les cadeaux, de mettre en scène fidèlement et humblement (décor, costume, effets spéciaux) la fiction qui l’anime – on imagine Anne conseiller le réalisateur : « Non, ça ne s’est pas exactement passé comme ça, plutôt comme ça… » La ferme conviction d’Anne est d’être de passage sur terre, dans l’attente de rejoindre sur leur planète ces êtres spirituels qui lui ont procuré tant de bien-être, surtout retrouver sa fille. Soit. Le documentaire se clôt sur l’état limite de cette femme : Anne revêt le costume des habitants de Sirius, elle erre au milieu d’un paysage transfiguré par sa croyance, elle embrasse enfin son ange de l’au-delà… Le plaisir qu’elle prend à incarner sa fiction intérieure semble l’apaiser ; pour la première fois, elle ne joue plus de rôle, elle semble devenir elle-même. Le réalisateur est-il allé trop loin ? La « juste distance » prend ici une forme subtile. En une courte séquence décisive, entre crédulité et incrédulité, la petite fille qui interprète l’enfant d’Anne semble nous alerter : à trop croire à sa propre fiction, chacun prend le risque de s’y réduire et de transmettre une part d’être figé…

Sébastien Galceran