Dans un paysage en ruine, au premier plan, le mouvement d’une balance de marché nous rappelle qu’il y a toujours deux poids deux mesures. Deux coqs se donnent des coups de bec violents, présageant un combat jusqu’à la mort… Nous sommes en Afghanistan. Rescapés de la période des Talibans, les deux derniers Juifs de Kaboul donnent leur haine en spectacle au réalisateur et à tous ceux qui les entourent.
Derniers résidents de la vieille synagogue désormais abandonnée, chacun vaque à ses affaires plus ou moins lucratives. Commerçant avisé, Zabulon fermente son vin qui, à la me- sure de son créateur, vire aigre. Isaac, lui, vit de ce qu’il fait le mieux : il ment. Charlatan qui a étrangement acquis une certaine réputation, il vend des amulettes et prescrit le même médicament pour toutes les afflictions. Alors que le contexte historique devrait les inciter à la solidarité, Zabulon et Isaac se vouent une haine assidue, quotidienne, qui ne connaît pas de répit. Que se reprochent-ils ? D’avoir collaboré avec le régime fondamentaliste taliban et de s’être dénoncés l’un l’autre.
Dan Alexe travaille en solitaire. Cadreur et preneur de son, il vit en compagnie des gens qu’il filme, partage le maigre repas d’Isaac puis l’abondante table de Zabulon. Il capte la surenchère de médisances qu’ils se renvoient l’un l’autre. Les insultes fusent en voix off : « Espèce de débauché, vieux proxénète, charogne ! » Et le réalisateur d’être pris à témoin : « Tu vois, tu vois comme il me hait ! » Comment se sortir d’une telle ambiguïté alors que les protagonistes à l’image semblent s’épanouir dans leur rôle ? Dans un geste de survie, Isaac se serait converti à l’Islam – ce qui lui vaut le surnom de Mollah Isaac et le mépris de tous. De son côté, Zabulon est fier de l’intégrité de sa foi. Ventre opulent, il chante les louanges d’un dieu dont il s’exempte des préceptes, trinque à la santé de tous les Juifs de Belgique, d’Israël, d’Europe mais « pisse à la barbe » de celui qui vit à ses côtés. Aucun des deux n’a honte de sa mesquinerie.
Caméra en main, le documentariste participe à l’univers de ses personnages. Comme souvent dans cette relation de promiscuité, ceux-ci se mêlent de la mise en scène. « Viens filmer mon vin ! » « Mon ami Dan, l’étranger, fait un film sur Moi ! » Affligeant ou drôle de jeu dans lequel est pris le réalisateur, tandis que les deux Juifs de Kaboul lui disputent son attention.
Dan Alexe les écoute étayer leurs accusations et les laisse presque prendre les commandes du film. Chacun d’eux veut imposer sa vérité. Suivi par la caméra, Isaac distribue une pièce à chacun des mendiants du marché. Le réalisateur restitue cette succession de « générosité filmée ». Zabulon l’emmène à travers la ville sur les traces de profanations d’Isaac : celui-ci aurait arraché les pierres tombales du cimetière juif pour plan- ter des navets. Le cinéaste le suit, se déplace, cherche un point de vue : « Fais attention, tu marches sur les tombes ! »
Tout devient spectacle mis en scène pour le film et Dan Alexe ne semble pas vouloir prendre parti. Et les protagonistes lui reprochent. « Tu vas encore prendre le café chez Zabulon ! », dit Isaac. « Arrête de le filmer, il fait semblant de se laver », hurle Zabulon de son balcon. Parfois, le réalisateur tente de les réconcilier. Dès qu’il en a l’occasion, il saisit les deux Juifs dans son cadre, les réunit dans son plan, ensemble à l’image. Mais le cinéaste échoue dans sa mission pacificatrice…
Oscillant entre burlesque et innommable, Cabale à Kaboul installe le malaise, crispe le spectateur. Cinéaste instrumentalisé ou film sur l’instrumentalisation ? Regard porté sur l’abjection ou fasciné par l’abjection ?
Anita Jans