Litanie ensorcelante sur la création, traque d’images au fusil chrono-photographique, chambre mortuaire du père… Avec Scènes de chasse au sanglier, Claudio Pazienza, auteur notamment d’Esprit de bière et de Tableau avec chutes, radicalise son cinéma à l’affût de l’insaisissable. Il répond par écrit à quatre impressions sur son dernier film.
Plan d’ouverture : le cor cérémonial, la chasse est ouverte, la chasse d’une grammaire cinématographique : on passe de la pellicule 16 mm au film de votre téléphone portable, par le négatif photo. L’arbre en plan d’ensemble ou rapproché, arbre tortueux à l’horizon du paysage ou plongée sur votre pied dans la terre, le naturalisme ou le pictural en studio ? « Tu dis… Comment exprimer ce qui t’habite ? Tu dis… Comment dire en images, en sons, ce dont tu fais l’expérience, ce qui siffle et déferle en toi ? »
À l’origine, l’intuition. Que quelque chose de funeste, de nécrophile se joue entre le cinéma et la chasse, entre le cinéma et la taxidermie. Le rituel est similaire : dans les deux cas on n’arrive à contempler – à voir de très près – que ce qui n’est plus. Et le fusil chronophotographique de Etienne-Jules Marey résume à merveille ce paradoxe. À l’origine le souhait de me servir de la chasse comme un moment ludique propice à l’analyse d’un concept : le réel. Qu’est-ce au juste ? Puis intervient l’effroi, à savoir qu’aucune forme n’arrive à contenir ce qui s’agite et surgit inopinément dans mes pensées. C’est un état de fait, cela ne me fait plus peur. Je passe à l’acte. Je sais que désormais quelque chose s’organise à mon insu. Un film. Je réunis une équipe ultralégère. Nous sommes quatre. Je filme une séquence comme on écrirait une phrase, hors de tout récit. Je filme un objet comme on pourrait écrire un mot sur un bout de papier. Des mots, des phrases, des états d’âme. Je me rends compte – après coup – que faire ce film-là, c’est indisposer mon corps. Au fond, il s’agirait plus de parler d’un « état du corps » qui, des mois durant, se fissure, s’épuise, filme, fume, perd son alphabet, ses repères, grossit, doute, reprend pied. J’ai même du mal à le laver. Les formes, c’est une écume de ce rituel (in)volontaire. Elles sont impensables a priori. Elles ne font pas l’objet d’une sélection. Elles se cristallisent – là – lentement. Et j’en suis le premier spectateur. Là, le « naturalisme » ne m’est d’aucun secours. Il n’apaise ni n’épuise ce qui n’a pas encore de nom. Monter, c’est sortir mes images – plans du célibat. En ouvrant – il y a quelques années – les Notes… de Robert Bresson, je suis tombé sur ceci : « Filme ce qui sans toi ne serait pas vu. » Et j’ai fait mienne cette impudeur.
Vous persistez, éprouvez le besoin de toucher, inventez le film tactile tandis que votre voix scande et interroge incessamment l’auteur du film. Paradoxe du travail de mémoire des images et du fusil photographique que vous pointez sur le chasseur.
Le cinéma, le continent inflammable. La Cinémathèque de Bruxelles. Une demeure à heures. Le monde, le réel. L’esseulement, l’intérieur. Être suspendu ou à l’abri dans cet écart-là. Cultiver un monde sans gestes. Cultiver les images qui introduisent autant qu’elles soustraient au monde. Puis le désenchantement. Les images en deuil. La connexion ne se fait plus ou difficilement. Ai-je vu ce que j’ai vu ? Les objets se soustraient à leur pesanteur. Le tragique s’épuise dans la répétition. Le grotesque du déjà-vu. Et la froideur du Zeiss 12 mm. Est-ce une simple déprime ? Un état du monde ? Et le rêve – oui – de ne plus parler. Recommencer par un « imagier ». « A » comme « Arbre », « Adieu », « Ami ». Le ridicule, le pathétique qui fissurerait la certitude de savoir. Assumer cela et autre chose. « S » de « Solitaire ». Ai-je vu ce que j’ai vu ? Toucher comme si la résistance de l’autrui épiderme me tiendrait à l’écart du blasé.
Les chiens sont lâchés, la traque commence, on suit la piste puis s’en désintéresse : « Tu dis… qu’es-tu venu faire là ? »
Une récurrence : de quoi allez-vous parler ? Ou : que voulez-vous dire ? Puis – parfois – le contrat. Il s’agit souvent de quelque chose de similaire à un contrat marital. À un devoir de fidélité entre l’auteur et son sujet. L’écart, c’est interrompre toute jouissance. Quand – face à un Final Cut – les voix se lèvent pour vous dire que vous êtes « hors sujet », cela s’apparente à un coïtus interruptus. Puis –certes – une dramaturgie a ses parts de mystère comme toute partition musicale. Pour mes films, le démarrage ne ressemble jamais à ce qui précède. Ils se construisent autour de questions, d’intuitions pour lesquelles la parole n’a été d’aucun secours. J’expose ces questions et intuitions et dis ouvertement : est-ce que le cinéma nous permettra d’en découdre ? Le sujet inavouable (non finançable) de mes films est le plaisir de « dis-courir », de (se) « dé-penser ». Je ramifie. Je ré-injecte de l’opacité. Puis ré-fragmente. Simplifie, ré-complexifie. Parfois je me perds. Je me tais. J’insulte les linéarités arides. Je me contredis. Je construis la part manquante – oui – à côté de ce que l’Histoire lègue d’incompressible. Je milite pour cette part d’invention sans quoi le réel serait de l’ordre de l’effroi. Parfois j’avoue platement ne pas avoir trouvé ce que je cherchais. Jubiler d’un chaos qui reproduirait ma perception du réel. Impossible de conclure. C’est tout cela qui me rend étranger aux films dits « militants ». Cela implique une tacite complicité avec les partenaires. Cela implique une économie parallèle. Cela implique aussi que toute rencontre est susceptible de réorienter le récit. Im-pré-visible. Le sujet est pourtant là, en transparence, pas vénéré ni épuisable.
Puis votre père apparaît couché dans la chambre mortuaire. « Tu dis… La mort des tiens a contaminé tes images. » Et le doigt du réalisateur caresse cette bouche qui l’a nommé et qui ne parle plus. En s’asseyant derrière lui, micro en main : « Tu dis : je veux encore une fois être dans la même image que toi » et simultanément exaucer votre vœux.
Mon père est mort un mardi. Le jeudi, son enterrement. Le mercredi, face à mes frères et sœurs, ma bouche exprime le souhait de filmer dans la chambre mortuaire. Ma sœur aînée manifeste son étonnement mais ne s’y oppose pas. Je partage cet étonnement-là : rien de « raisonnable » ne m’avait amené à un tel projet. Filmer la dépouille froide de mon père. Un désir muet, un interdit archaïque voire obscène. J’en parle à ma femme. J’en parle à une équipe très réduite. J’ai mon Nagra mono et une A-Minima. Deux fois 60 mètres. Puis la voix, mes doigts et sa peau. Combien de fois ai-je touché mon père ainsi de son vivant ? Et regardé de la sorte ? Est-ce vrai ? Me dis-je. Est-ce lui ? Est-ce bien moi qui le caresse ? Dix minutes, à peine plus. J’ai vu ces images neuf mois plus tard. Le temps pour qu’un corps se décompose. Je suis assis à sa gauche. Nous sommes dans une seule et même image. Je regarde ses mains et sa bouche. Je suis bien là, à ses côtés. Je m’y vois. Deux corps. Une image qui soude cette vérité. L’image est là. Elle m’écoute. Je dis – à haute voix – mon père est mort.
Propos recueillis par Anita Jans