Ce ne sont pas neuf, mais mille fragments de vie qui se succèdent sur l’écran, au fil d’un montage rapide et syncopé. Images de l’extérieur : ouvriers dans la rue, salle de concert, café pendant la Coupe du monde… Sons eux aussi captés à l’extérieur, à l’amplitude et à l’agressivité variables : vrombissements de marteau-piqueur, discours, solo de Carmen. À l’intérieur, des scènes de vie familiale filmées en mini-DV : un goûter d’anniversaire, une petite fille qui fait le clown, une femme qui se coiffe, un garçon qui fait ses devoirs… Du dehors au dedans, ce « carnet de bord » déstructuré et restructuré de façon presque surréaliste par le montage témoigne de la difficulté du réalisateur à comprendre le monde qui l’entoure et à appréhender la situation nouvelle – et, semble-t-il, déstabilisante pour lui – créée par sa relation amoureuse avec une femme déjà mère de deux enfants. Bien qu’il s’agisse de son univers intime, Pierre Villemin s’abstrait d’emblée du champ, se retranchant derrière l’œil de la caméra. De lui, on n’entendra que la voix lors de brèves conversations avec ceux qu’il filme, on ne verra qu’une représentation symbolique : l’une des quatre brosses à dents glissées dans un verre, l’un des deux verres posés sur une table – tentative de localisation de lui-même dans cet univers qu’il explore.
Au fil des fragments, la cohérence de la succession des plans se révèle. Elle permet au réalisateur de reconstituer, parfois de manière cocasse, un biotope personnel fait de rapprochements et d’interactions insolites : sans transition, on passe de brèves de comptoir à la lecture à voix haute d’un texte pornographique, d’un joyeux buveur dans un café à un mouvement de la femme aimée se levant d’une chaise ; ce dernier plan sera répété avec délectation…
Ce qui fait lien est d’ordre charnel : dès le premier fragment », la caméra, en dépit de la rapidité du montage et de la diversité des images, s’attarde en très gros plan sur un bijou qui orne le décolleté de la compagne du réalisateur. Un plan si rapproché que l’on distingue le grain de sa peau. De fragment en fragment, le fil conducteur du film, son objet principal se dessine : il s’agit bien d’un corps de femme. Une femme filmée en plans rapprochés, en contre-plongée, de côté. Une femme parfois un peu gênée par la présence insistante de la caméra – présence qu’il faut justifier et négocier avec tendresse ; une femme avec ses enfants, une femme sous la douche, une femme que l’on caresse. Les plans s’allongent peu à peu, une défragmentation s’opère.
En parallèle, le cinéaste esquisse une chronologie propre au film. Les premiers fragments n’inscrivent pas la relation amoureuse dans un espace-temps délimité : les jours, les nuits et les saisons sont indiscernables comme si la narration du quotidien était impossible à réaliser linéairement. Au fur et à mesure que le montage s’apaise, la vie extérieure et son vacarme disparaissent. L’espace d’une ellipse – deux plans de lits défaits, aux draps de couleurs différentes – le film se resserre sur le lumineux objet du désir et son amant, en escapade loin de la ville, seuls. Changer de lit, lieu d’aboutissement de ce désir, c’est aussi, métaphoriquement, changer d’espace-temps. C’est permettre au couple d’ouvrir les yeux sur de larges panoramas. D’échanger à voix basse des mots et des silences qui, en creux, donnent substance à la relation amoureuse, la rendent visible et concrète pour le spectateur aussi bien que pour le réalisateur. Comme une réconciliation avec le réel défragmenté.
Isabelle Péhourticq