Nuit noire. Au centre de l’image, la réflexion d’un éclairage électrique sur un bâtiment en béton forme un écran de lumière. En voix off, lecture d’une lettre. En ombre chinoise, un homme s’avance et s’assied, peu à peu rejoint par d’autres. Le groupe silencieux attend. Arrive un bus qui les embarque. Sur ce long plan-séquence, la lecture du courrier de Tiao campe la situation : un petit village du centre du Brésil, Carmo do Rio Verde, vit de l’exploitation de la canne à sucre. Recrutés par un « chat », des saisonniers coupent et brûlent des champs entiers, étapes initiales de la fabrication d’un carburant écologique. Le bioéthanol, deux fois moins cher que le pétrole, fait rouler 25% des voitures récentes au Brésil. A priori, une bonne nouvelle. Oui, mais… Si le carburant est propre, les conditions de production le sont-elles autant ?
Les mêmes séquences lentes et quasi silencieuses introduisent les deux parties du film : la moisson et la mise à feu des plantations. Elles sont brutalement interrompues par une succession de plans serrés au son explosif. Rapidité et frénésie des coups de machette qui s’abattent rageusement sur la base des cannes filmées à la racine, brûlage des champs en gros plan, crépitement des flammes. Peu à peu, le brasier envahit l’écran. Cette alternance de plans fixes et larges, dans lesquels le son est comme étouffé, avec une succession de gros plans où il éclate, souligne la violence du travail.
Blanc de peau et habit immaculé, le contremaître apparaît le plus souvent de face, dans la lumière. Il ne s’occupe que des tâches nobles : distribuer le travail, mesurer les parcelles coupées, rétribuer les petites mains… Par contraste, les coupeurs, presque toujours filmés à contre-jour, sont des ombres, silhouettes souvent tronquées, réduites à l’exécution de gestes répétitifs : trancher la canne le plus vite possible, dans un nuage de poussière, sous un soleil de plomb ; entretenir et réparer les instruments de travail… Même à la pause, lorsque les visages sont à découvert, la caméra s’attarde sur les mains du labeur. Aucun des travailleurs ne se distingue vraiment des autres, tous pourraient être Tiao.
Les lettres qu’il adresse à sa famille constituent la trame narrative du film : elles nous font avancer dans la saison, tandis que le temps de l’image est celui de la journée de travail. Rares dans une première partie qui s’installe dans la durée (illustrant la longueur et la lourdeur d’un jour entier de coupe), les lettres se multiplient à mesure que le destin tragique de Tiao se précipite. Le ton de lecture, pourtant, reste toujours posé, presque atone, contrastant avec la gravité du propos. Cette narration épistolaire qui permet d’éviter les témoignages directs est servie par une image à la fois descriptive et esthétiquement très travaillée, ainsi que par de longs plans-séquences qui révèlent l’immensité des champs et l’ampleur du travail à accomplir. Le spectacle final des champs qui brûlent fascine par sa beauté infernale, nous entraîne dans la fournaise et nous asphyxie de suie et de cendres.
La Part du chat montre sans démontrer, dénonce sans revendiquer et jette, en faisant l’économie du discours, un pavé dans la mare noire du combustible propre.
Laurence Pinsard