Le syndrome de Massada

Comme si le face-à-face était rendu impossible… Pour Avi Mograbi, la cohabitation pacifique, dans un même espace, des Israéliens et des Palestiniens ne semble aujourd’hui possible que par le seul pouvoir du montage filmique… ou par téléphone. Constat pessimiste, atmosphère tendue : le cinéaste a laissé de côté les facéties qui composaient (envahissaient ?) ses précédents films. Dans Pour un seul de mes deux yeux, dominent trois lieux principaux, trois partis pris de réalisation : caméra à l’épaule, en plan général ou moyen, le site de Massada et les visiteurs de cet éperon rocheux perdu dans le désert de Judée, face à la mer Morte ; en plan rapproché collant aux basques des militaires, les checkpoints qui matérialisent les multiples séparations entre les deux populations ; enfin, depuis une pièce minuscule de sa maison, en plan fixe, les échanges téléphoniques de Mograbi avec un ami palestinien habitant Gaza, qui lui explique sa colère et sa « lassitude de vivre ». Du général au particulier, de la cause à l’effet ?

Mograbi ne se contente pas du constat d’une radicalisation des deux côtés, il défend une thèse : l’obsession mémorielle en Israël empêche les esprits de se calmer, les gens de se comprendre. Deux exemples, parmi d’autres : celui de l’instrumentalisation, par l’extrême-droite israélienne, du récit biblique de Samson, dont une formule donne son titre au film (« Donne-moi des forces encore cette fois, ô Dieu, et que, d’un coup, je me venge des Philistins pour un seul de mes deux yeux ») et celui de Massada. Mograbi ne le mentionne pas, chacun le sait en Israël : à Massada, sont célébrés bar-mitsvot des garçons et mariages ; les officiers israéliens de l’armée blindée y prêtent leur serment ; les pilotes de chasse de Tsahal y répètent les vers du poème, composé au début des années 1920, cher aux pionniers du sionisme : « Non, la chaîne n’est pas rompue sur le sommet inspiré. Plus jamais Massada ne tombera ». Au Ier siècle de notre ère, lorsque la Judée devint une province de l’empire romain, Massada fut le refuge des derniers survivants de la révolte juive, qui choisirent la mort plutôt que l’esclavage lorsque les assiégeants romains percèrent leurs défenses. Il n’en fallait pas plus pour que le suicide collectif de ces zélotes soit érigé en mythe du sionisme au moment de la proclamation d’un État juif en Palestine.

Mograbi ne précise pas que les sources de cette histoire sont très parcellaires’. Il lui suffit de montrer que l’important à Massada, justement, n’est pas l’histoire, mais bien ses usages – notamment souder un peuple – et le registre qui domine, celui de l’émotion : plans insistants sur ces touristes de l’intérieur ou de l’extérieur d’Israël (beaucoup d’Étatsuniens, semble-t-il) fermant leurs yeux, sous l’injonction du guide, pour mieux « entendre » les pas des troupes romaines en contrebas de la falaise ; longue séquence également sur ces enfants forcés par leurs parents de crier les mêmes appels à la résistance, deux mille ans plus tard : « Romains, on ne se rendra pas ! ». Pour Mograbi, le passé sert à refouler le présent… et à entretenir la confusion : dans un jeu de correspondance qui semble historiquement hors de propos, un guide compare ainsi ce qu’au Ier siècle, les Juifs ressentaient et ce qu’ils ont ressenti à Bergen-Belsen, et ce qu’ils ressentent aujourd’hui en Israël face aux Palestiniens.

Dans l’esprit du cinéaste militant qu’est Mograbi, au jeu des correspondances historiques, la référence à Massada sied bien davantage à la situation des Palestiniens qu’à celle des Israéliens (comparaison largement usitée d’ailleurs, puisque, en avril 2002 déjà, le quotidien israélien Yediot Aharonot écrivait : « Pour les Palestiniens, le camp de réfugiés [de Jénine] est comme Massada. Ils sont déterminés à ne pas céder et n’ont pas l’intention de se rendre… »). Le montage parallèle que met en place Mograbi construit un double rapport entre les scènes à Massada et celles tournées aux checkpoints des territoires palestiniens occupés. D’un côté, les soldats israéliens semblent rejouer le mythe de la résistance à l’ennemi ; de l’autre, les Palestiniens semblent l’actualiser. D’un côté, le « complexe de Massada » auto-entretenu par les abus de mémoire et disproportionné au regard du rapport de force réel ; de l’autre, le « syndrome de Massada » alimenté par les humiliations orchestrées au quotidien par l’armée israélienne (ce sont d’ailleurs les scènes les plus édifiantes du film, souvent tournées par Mograbi au cours de manifestations militantes auxquelles il participe lui-même, séquences quasi en temps réel et sans voix off qui permettent de mesurer l’écart avec les reportages télévisés).

Au fil du récit, les guides de Massada en viennent au dénouement tragique du suicide collectif des zelotes, tandis que les séquences des checkpoints gagnent en violence verbale et décisions arbitraires. Mograbi construit bien son film sur cette double tension grandissante mais, s’il ne s’intéresse pas ici aux violences physiques qu’elle entraîne, il ne la laisse pas en suspens pour autant. Dans une scène finale, il l’incarne lui-même et la fait exploser : caméra à l’épaule, il insulte les militaires israéliens qui refusent, à un barrage, de laisser passer des enfants. Entre sa propre incapacité à échapper à la haine et sa difficulté à trouver les mots justes pour réconforter son ami palestinien au téléphone, Mograbi dresse aussi, dans son film, un autoportrait honnête : il affirme sa subjectivité dans toute sa complexité et ses faiblesses, mais il se donne également les moyens de la comprendre et de la faire comprendre aux autres, esquissant ainsi un espace de dialogue possible.

Sébastien Galceran

  1. Massada, histoire et symboles, M. Hadas-Lebel, Albin Michel.