Haut débit

« Le repos est un mouvement qui se retient, plus inquiétant encore que le mouvement. », Martin Heidegger. La Chine, l’autre côté de la terre. Là-bas, le déluge ne tombe pas du ciel, il monte du cœur des vallées. Le barrage des Trois Gorges, dix-sept ans de travaux, trois phases d’inondation, une région entière vouée à l’engloutissement. La fierté de ses concepteurs. Un ogre impitoyable pour les habitants des villes et villages ennoyés, sacrifiés sur l’autel de la politique énergétique. Un million de déplacés, au regard du milliard de Chinois qui bénéficieront de cet ouvrage titanesque, c’est un détail pour le gouvernement. Une goutte d’eau dans laquelle plongent les réalisateurs de Yanmo et Vies nouvelles. Ils y découvrent un monde suffisamment vaste pour que leurs films, réalisés à seulement trois ans d’intervalle, ne se ressemblent en rien. C’est d’abord leur regard qui change. Mais leurs approches sont déterminées par le sujet : la rencontre avec les futurs expropriés des rives du Yang-Tse. Or les habitants du village de DongPing et ceux de la ville de Fengjie réagissent différemment au basculement tragique de leurs destins.

Olivier Meys et Liping Weng inscrivent dans un cadre fixe la calme résignation, l’amertume contenue, les sourires polis, la douce lumière de la vallée déjà transformée en lac, en attente de la troisième phase d’inondation. Au cœur de compositions et de perspectives harmonieuses, la parole, la réminiscence peuvent se déployer librement, le quotidien s’écouler paisiblement. Les villageois ramassent du bois, tuent le cochon, se réunissent pour trouver un nom au nouveau-né, comme si rien n’avait changé. Comme si de l’autre côté du lac endormi, la ligne d’horizon n’était pas menaçante. À la poésie du vieux pêcheur qui invite à admirer la surface miroitante de l’eau, et de l’oncle qui veut baptiser sa nièce « calme comme la rivière devenue un lac », font écho les images métaphoriques des réalisateurs : filmant les villageois depuis l’intérieur de leurs maisons par l’encadrement de la porte, il figure leur future expropriation. Ici l’expression de la douleur est inhibée, retenue comme le cours du fleuve, figée comme la surface immobile du lac. Si les vannes s’ouvrent, la rage se déversera dans un débit dévastateur. Sans quoi elle étouffera ceux qu’elle habite.

À Fengjie, au contraire, tout n’est que bruit et fureur. On pleure, on hurle, on se bat. On s’agite pour littéralement sauver les meubles en les embarquant sur le fleuve, trouver une parcelle de terrain constructible dans la nouvelle ville, évacuer les habitants, que les autorités administratives jugent « scandaleusement » réticents à quitter leurs logements. On défonce à coup de masses, à renfort d’explosifs, on rase au bulldozer. On s’engueule dans les foyers, sur les marchés, dans les rues. On invective l’encravaté de service, préposé au relogement, qui s’indigne de l’outrage. Il s’est pourtant donné la peine d’organiser une loterie pour distribuer la poignée d’appartements exigus généreusement offerts par l’état en compensation de milliers de vies détruites. Mais ses efforts pour distraire le peuple ne lui valent que des injures.

Li Yi Fan et Yan Yü saisissent cette frénésie de l’intérieur, en s’y engouffrant. Depuis le cœur de l’enfer, ils nous livrent une vision parcellaire de son effondrement. Le cadre ne circonscrit jamais tout à fait l’événement, les histoires sont privées de conclusion. Le style est tout en débordement et bifurcations soudaines, les séquences se noient les unes dans les autres. Les réalisateurs poursuivent les porteurs dans leur course effrénée, en gros plan, et enchaîne sur une vue panoramique de la ville qui semble vivre du grouillement de la foule, de l’affaissement des immeubles, du grognement des machines. Elle semble souffrir avec les hommes, et c’est l’agonie d’un monde que représente Yanmo dans cette cosmologie apocalyptique.

Antoine Garraud