« Comme un papillon enfermé qui cogne a la vitre »

Entretien avec Show-Chun Lee

Comment filmer la clandestinité ? Dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré la réalisatrice et anthropologue d’origine taiwanaise Show-Chun Lee, fait le portrait de Ren Liping, une jeune sans-papiers chinoise. Mêlant esthétique documentaire classique et dispositifs fictionnels, ce film est l’aboutissement artistique d’un travail sur les ouvrières clandestines chinoises.

De quelle manière articulez-vous vos recherches anthropologiques et votre travail de cinéaste ?

J’ai quitté l’école très jeune. Par hasard, j’ai commencé à travailler à Taiwan avec un documentariste qui filmait les ouvrières. Petit à petit, J’ai compris que la condition ouvrière, celle des femmes en particulier, me touchait particulièrement.

Cet intérêt remonte à l’enfance : quand j’étais petite, mes parents avaient une usine de jouets, nous habitions dans l’usine même, dans une zone industrielle. En face de chez nous, je voyais les ouvrières qui travaillaient, prenaient leur douche, mangeaient, dormaient… J’avais l’habitude de les regarder vivre à travers ma fenêtre et cela m’intriguait. Partager ainsi leur vie, jouer et travailler avec elles dans mon enfance m’a amenée très tôt à ressentir une grande proximité avec ce milieu, à comprendre comment il fonctionne.

Une fois en France, j’ai commencé à étudier l’anthropologie en travaillant sur le monde ouvrier, et en particulier la situation économique et sociale des clandestines chinoises en France. Mais je n’étais pas totalement satisfaite : je me demandais ce que je pouvais faire de plus. J’ai entendu parler de l’école du Fresnoy à Tourcoing, j’ai passé le concours pour pouvoir réaliser un film sur cette forme d’esclavage moderne. Faire un film, c’est mon moyen d’action – je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce monde, j’ai envie de le changer. Mon désir de faire des films est un désir de réorganiser le monde, de manipuler la réalité au lieu d’être manipulé par elle. Pendant le tournage et le montage, je me dis : voilà le monde tel qu’il devrait être.

Pourquoi, dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré, l’image vidéo est-elle d ce point présente, à travers des procédés de mise en abyme ?

Quand je rentrais chez les familles chinoises, je me rendais compte qu’il y avait toujours une télévision allumée, avec le son très fort, diffusant des émissions ou des vidéo-clips, uniquement en chinois. Pendant les entretiens, je leur demandais de l’éteindre. Tout d’un coup, nous n’étions plus à l’aise. Il manquait quelque chose. Leurs lieux de travail sont souvent des lieux aveugles. La télévision est une énergie, une lumière qui vient de l’extérieur. Ces images sont un lien direct très fort avec leur pays, comme un tuyau qui les relie. Pour moi, l’image est vraiment une fenêtre.

Dans un autre film que j’ai réalisé sur les karaokés, les Chinois que j’ai rencontrés montent sur scène pour chanter leur chanson préférée. Ces gens qu’on ne regarde pas, qui n’ont pas d’identité en France, se mettent à exister sous les projecteurs, avec le micro, sous le regard de tout le monde. Les films vidéo qu’ils font réaliser pour leurs mariages sont du même ordre. Être vu, être filmé dans ces clips est pour eux très important. Cette transfiguration par la représentation a quelque chose de magique : la souffrance de la vie réelle n’a alors plus d’importance, la frontière entre le réel et cet autre monde devient ambiguë.

Les vidéo-clips, la publicité sont fabriqués par le capitalisme. En Chine, il y a une certaine naïveté ou un fantasme par rapport à ce type d’images qui constituent une rupture par rapport à l’histoire et à la culture de ce pays. C’est très attirant pour les Chinois qui ne peuvent pas aller aux Etats-Unis ou en France : il leur est plus facile alors, par l’image, de s’approprier cette culture occidentale tant admirée. De plus, en Chine, actuellement, il n’existe aucune religion forte : au fond, il y a une valeur qui est creuse et l’image prête à consommer la remplit.

Il m’est difficile de faire la distinction entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, à la fois dans la vie et dans le cinéma. Quand j’ai commencé à apprendre le français, j’ai découvert l’expression « mise en abyme » qui pour moi rendait très bien compte de cette imbrication des catégories. Spontanément, j’ai pensé que ce procédé permettait de montrer la souffrance de Liping dans la vie réelle, et comment cette fenêtre qu’est pour elle l’image lui permet de supporter cette souffrance. Quand elle est devant sa télévision, elle est comme un papillon enfermé qui cogne à la vitre pour sortir, et la télévision est cette fenêtre. Quand je réalise le vidéo-clip, j’ai envie de lancer ce papillon par la fenêtre, c’est comme une libération.

Le projet du film n’est-il pas de rendre à ce personnage de clandestine sa parole et sa visibilité ?

Pour restituer à Liping sa parole, j’ai eu recours à l’entretien mais aussi à un autre procédé : à la place de la voix off, j’ai utilisé des sous-titres défilant en bas de l’écran, comme dans les informations. La voix off me dérange, c’est comme « la voix de Dieu ». C’est une puissance dominante qui peut relever de la propagande. Certaines choses qui sont de l’ordre du mutisme, d’une voix intérieure ne peuvent pas être dites, et les sous-titres me paraissaient plus appropriés à traduire cette parole intime.

Cela me dérange souvent de voir des images de clandestins filmés avec le visage caché. Les sans-papiers n’ont pas d’identité, aucun droit à la parole, ils sont invisibles. Il est important de retrouver une égalité avec eux, de leur redonner un visage net, comme sur une photo d’identité, de leur restituer le droit d’être visibles comme les autres. À la fin du film, l’incrustation de l’image de Liping à la place d’un écran publicitaire, dans le paysage urbain, lui rend sa visibilité.

Propos recueillis par Safia Benhaim et Isabelle Péhourtica