« Ma maison, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, mais c’est le vide entre les éléments parce que c’est là que j’habite. » Lao-Tseu.
Arrimés à leur maison ou à leur ferme, Yvette, Arlette, Léon, Catherine et Jean n’ont jamais – ou il y a si longtemps – connu d’autre lieu de vie, d’autre horizon que celui que dessinent la voie ferrée ou les pâturages alentour, d’autre compagnie que celle de leurs bêtes. Tous savent qu’ils mourront ici – du moins le souhaitent-ils. Réputé difficile le sujet est un grand classique du documentaire français, de Farrebique (1946) de Georges Rouquier à la trilogie de Raymond Depardon en passant par le travail d’Yves Caumont ou d’Ariane Doublet. Ici pas de visée ethnographique, peu importent l’activité agricole ou les particularismes régionaux. Damien Fritsch délaisse voix off et sous-titres qui pourraient territorialiser le discours : grâce aux accents se devine vaguement le sud-ouest ou l’est de la France. Fritsch ne cherche pas davantage à cartographier l’intimité de ses personnages. Confronté au mystère des déambulations de chacun dans son périmètre quotidien, il effleure seulement les énigmes que recèle le fait d’être enraciné quelque part. « Je n’ai jamais aimé ce coin », confie Yvette en désignant le fond de sa cuisine. Elle seule détient les codes de ses circulations domestiques, et des charges émotionnelles attachées à telle ou telle portion de son minuscule territoire. Dans une pièce mal éclairée, Léon est assis devant la cheminée. Pénombre, suie, terre, vieil homme aux vêtements élimés font jaillir le souvenir d’un tableau de Brueghel. Arlette, la moins bavarde, est la seule à ne pas être filmée chez elle. À moins que chez elle ne soit ce vaste pré vert dans lequel sa frêle silhouette voûtée disparaît derrière les grosses formes arrondies de ses vaches. Là encore, le champ des modalités du vivre ici n’est pas clôturé.
Le seul territoire que le film veut arpenter est celui de la mémoire. Dans le chaud de l’étable ou devant la cuisinière, Yvette et Léon livrent doucement un récit de vie fragmenté, quand une boule de drame surgit, à des années-lumière du moment de son enfouissement : « Ma mère m’a abandonnée à la naissance. Je ne comprends pas comment on peut faire ça » ; « le devais me marier mais la fille est morte ». In fine c’est la mémoire du réalisateur lui-même qui se révèle au cœur du projet. Pour expliquer la genèse du film, Fritsch confie avoir voulu retrouver ses souvenirs de la ferme de ses grands-parents, leurs gestes, leurs outils, autant de choses imprécises ou disparues qu’il a voulu faire renaître. Derrière ces quatre rencontres, il y a des heures passées sur les routes, des dizaines de vieux agriculteurs rencontrés à qui, dit-il, il ne parlait pas du film, mais de ses grands-parents.
En 1929, à la question de savoir pourquoi il avait choisi de filmer des vignerons dans Vendanges, Georges Rouquier répondait « Parce que je savais ce que c’était ». Ses questions ou interventions étant absentes du montage, Damien Fritsch semble retrouver une présence de petit garçon silencieux et attentif. Surtout, il parvient à établir une économie de bénéfices réciproques autour de la situation créée par le film. Yvette avoue qu’avec ses confidences à la caméra, elle s’est « bien rattrapée » de ses jours de solitude où les occasions de « faire la conversation » sont rares. Léon et Jean livrent leur fierté d’avoir, seuls, épierré un champ ou abattu un arbre. Si le réalisateur est voyeur, il ne confisque pas le regard – Yvette passe même dernière la caméra, juste pour vérifier « qu’on voit bien » !
Entre chaque séquence apparaissent des plans de coupe : feu, terre, eau, air confèrent un caractère essentiel à chacun des protagonistes. Interstices où l’on inhale des bouffées de mémoire floue, ces respirations ménagent une place aux grands-parents disparus et à l’enfance. Brefs signaux d’une grande cohérence avec la démarche du film, ces plans ouvrent encore de nouveaux espaces, pour que resurgissent intensément le goût des tartines de pain, la vision d’un lapin tué pour le repas, l’odeur de la paille fraîche dans l’étable, le bruit de la fourche qui racle le sol de ciment.
Céline Leclère