Mémoire en équilibre

Intervista (interview en albanais) est d’abord le récit d’une enquête conduite pour retrouver le son et le sens d’une archive : Anri Sala a découvert lors d’un déménagement une bobine de film au fond d’un carton. Elle contient les images d’un congrès du Parti albanais. On peut reconnaître Enver Hodja, leader emblématique de l’Albanie communiste. Sala reconnaît surtout sa mère, Vladek, d’abord sur l’estrade, puis interviewée pour la télévision officielle par un journaliste du nom de Puskin Lebonia. Mais que sont les mots que prononce Vladek Sala ? La bande sonore a disparu. Et Vladek ne se souvient pas. L’absence du son se double de la perte de mémoire. Les mots perdus deviennent alors indispensables à la compréhension d’un passé qui se dérobe.

Intervista progresse rapidement vers la résolution de l’énigme. Un appel téléphonique à Lebonia, ex-journaliste, une conversation avec un chauffeur de taxi, ex-ingénieur du son responsable de l’enregistrement de l’émission, et, en dernier mais logique recours, la visite d’une école de sourds-muets, où une traductrice saura lire les mots que parlent les lèvres. Une fois les mots réapparus, vieillis, hors contexte, le film bascule dans une dimension plus juste. Où les non-dits de la mémoire affleurent. La complexité du rapport individuel à l’Histoire permet d’atte-nuer les conflits, les divergences entre la génération du fils et celle de la mère. Tout, dès le départ, ressemble à un prétexte : la bobine sortie d’un carton, la surprise mitigée de Vladek lorsqu’elle revoit ces images, l’absence du son, et la quête qui en découle. Le véritable enjeu du film dépasse donc cette quête. Il est plus diffus, plus impalpable. Il ne se trouve pas dans le sens des mots, ceux retrouvés, ceux qui les accompagnent. Mais plutôt dans le glissement d’une réalité mise en scène, qui utilise parfois des artifices troublants (certaines séquences sont clairement rejouées), à une authenticité du regard, qui abandonne peu à peu le point de vue du cinéaste pour devenir celui plus indulgent du fils.

Toutefois, les images le prouvent : Vladek Sala figure avec ferveur en 1977 à un congrès du Parti. Ses yeux brillent d’un certain émoi auprès du grand dirigeant Enver Hodja. Lors de l’interview télévisée, elle loue la « jeunesse réunissant ses efforts sous la garde du grand travail du Parti marxiste-léniniste ».

Ces images d’elle-même la mettent mal à l’aise face à son fils, albanais du XXIème siècle. Et face à la transcription irréfutable de ses propres mots, sa réaction première est énergiquement le refus de la mémoire, attitude que pourrait expliquer la démarche frontale d’un fils qui regarde le passé avec les yeux du monde contemporain. Devant lui, Vladek Sala tient néanmoins à revenir sur ses idéaux, ses convictions, ses utopies. Elle les considère aujourd’hui encore comme légitimes et valables. Un régime s’est effondré. Pourtant, si la jeune militante du Parti n’existe plus, Vladek ne renie pas ses espérances passées.

Bien évidemment, l’Albanie vivait sous la coupe d’un totalitarisme parmi les pires de l’ère soviétique. Les libertés individuelles et d’expression étaient rares. En témoignent Liri et Todj Lubonja (les grands-parents ?), anciens membres du comité central du Parti, désavoués et condamnés à 16 ans de prison. Mais, pour elle, l’ouverture à l’économie de marché ne garantit pas pour autant de beaux lendemains pour l’Albanie.

Le film de son fils, questionnement abstrait sur la mémoire, ne vante pas non plus le miracle libéral. Tirana est une ville pauvre, dangereuse. Le confirment des extraits d’actualités italiennes et françaises, traitant de l’embrasement albanais suite à la tentative de coup d’état en septembre 1998.

La force d’Intervista réside dans cette capacité à éviter toute tentative de procès. Vladek Sala s’inquiète pour l’avenir de son pays, et ses craintes actuelles semblent aussi justifiées que l’enthousiasme de jadis.

Sylvain Baldus