L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique.
Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.
Pourquoi cette série de films sur le Chili ?
Je suis allé au Chili par affinité politique. Je me suis toujours méfié des films « engagés », en général très naïfs. J’avais dit au directeur de l’Ina que j’avais envie d’aller au Chili et que ma démarche serait légaliste. Je ne voulais pas me cacher. J’étais sûr que ces généraux allaient faire un strip-tease sans comprendre les conséquences politiques de cette façon d’agir, car il faut être très innocent pour parler comme eux. Comparer Pinochet à Franco, c’est ignorer l’état d’esprit idéologique en Europe. Même Le Pen ne se permettrait pas de dire que Franco est un grand homme, car il sait que ce n’est pas payant. Pinochet et ses trois généraux ont accepté de me rencontrer et j’ai demandé immédiatement un accompagnateur officiel. Je ne suis pas allé là-bas pour convaincre Pinochet du malheur du peuple chilien mais pour montrer le fascisme ordinaire. Je connaissais un peu l’Amérique latine et aussi l’Espagne. Je sais qu’il y a une forme d’assurance dans cette bêtise sans aucune réflexion politique. Je m’étais engagé avec Pinochet à lui montrer tout ce qui concernait ses déclarations. L’ambassadeur du Chili est venu voir le montage et il était ravi. Il trouvait que les déclarations des femmes qui se plaignaient (Pinochet et ses trois généraux) étaient un peu exagérées. Mais pour le reste, c’était formidable. Quelques jours après, la presse parisienne a commencé à raconter le film, la façon dont ces gens-là procédaient, leur manière de parler avec cette bonne conscience patriotique monstrueuse. Quand l’ambassadeur s’en est rendu compte, il a tout fait pour supprimer la programmation.
Comment avez-vous menés les entretiens ?
Vous savez, quand on parle avec les gens à propos de cuisine ou de n’importe quoi, après quelques heures on sait s’ils sont de gauche ou de droite… Tout cela glisse, mais il faut avoir du temps, les mettre en confiance. Vous pouvez donc parler de n’importe quoi et arriver rapidement à la politique. Des situations absolument imprévisibles peuvent alors surgir. Par exemple, ce moment où je demande à Mi Pinochet si son mari a des défauts. Elle hésite un peu, dit que, non, il n’en a pas, que c’est un mari partait… J’insiste un peu en lui demandant : « Mais, quand même, un petit travers… ? » Et elle a cette réponse : « Oh… Il est un petit peu dominateur ». Là, je me suis dit que j’allais prendre ma retraite, parce que je ne trouverais jamais un autre moment de bonheur comme celui-ci dans ma vie professionnelle !
Cette contrainte est finalement devenue une force…
Je ne veux pas généraliser mais c’est vrai qu’il y a une tendance à gonfler des obstacles qu’il faut savoir éviter. Cela dépend aussi de l’esprit dans lequel vous faites les choses. Si vous partez voir Pinochet avec un esprit polémique, je trouve ça charmant d’innocence. Mais ça ne va pas.
Ce travail sur le Chili est-il une proposition de la télévision ?
Non, non, c’est la mienne.
C’est incroyable qu’un projet comme celui-là soit accepté par une télévision !
À l’époque l’Ina, notamment, acceptait des projets beaucoup plus librement. On ne pensait pas en termes de succès public. Avant moi une équipe de réalisateurs d’Allemagne de l’Est avait déjà fait un film au Chili. Ils avaient joué eux aussi sur le décalage de mentalités entre les autorités chiliennes et celles des hommes politique européens. J’avais très envie de faire quelque chose comme ça. Je ne voulais pas tourner devant une prison à Santiago et expliquer que dans cet endroit se trouvaient des patriotes révolutionnaires en lutte. Je voulais tourner librement et qu’ils me donnent ce qu’ils veulent. Et j’étais sûr que ce qu’ils allaient me donner était beaucoup plus révélateur que ce que je pourrais leur voler : Je suis donc allé au Chili pour faire parler Pinochet, non pour le convaincre. Je n’avais pas en tête de scénario. Je connaissais mes intentions, qui étaient antifascistes. Aujourd’hui, on ne peut plus faire cela, à moins de travailler pour une fondation américaine ou trouver un milliardaire fou qui vous financera. Je suis donc parti immédiatement avec un directeur de production et une assistante. Pour ces films, nous n’avions pas de budget. Cette époque était une espèce d’âge d’or et je suis un réalisateur très bon marché. J’ai fait cinq heures de films pour un séjour de trois mois au Chili, ce qui n’est pas cher. Sur place, évidemment, on était bien défrayés. Le voyage vers l’Antarctique, par exemple, ça fait rêver ! Ils avaient l’habitude d’avoir des demandes de journalistes qui venaient interviewer Pinochet. Mais cela traînait toujours et le journaliste rentrait chez lui au bout de dix jours. Alors que nous étions là-bas pour nous installer ! Je ne pense jamais au destinataire. Je fais ce que j’ai envie de faire et j’ai travaillé dans une liberté totale. Si j’ai la chance d’avoir des destinataires, c’est formidable. Mais je n’ai jamais fait d’effort pour m’adresser au public. Je sais que je ne risque pas de faire un film fasciste, ni raciste ou misogyne. Je ne me dis pas que telle séquence va être trop longue, que les gens vont s’ennuyer et couper. S’ils veulent couper, ils coupent.
Y a-t-il eu un moment où travailler librement n’a plus été possible ?
Après cette série, j’ai eu beaucoup de problèmes. Il y avait à l’époque des contrats d’armement assez importants entre la France et le Chili. Je ne sais pas à quel niveau, mais les gens étaient embêtés. D’un côté, ils ne pouvaient pas censurer le film. Pour les conseillers juridiques de l’Ina, le film était nickel. Mais, d’un autre cote, ça les embêtait qu’il puisse y avoir des conséquences financières ou diplomatiques. À partir de là, j’ai eu des problèmes pour passer des projets. Mais enfin, ce n’était rien par rapport à ceux d’aujourd’hui.
Regardez-vous encore la télévision ? Comment-voyez vous son évolution ?
Je la regarde un peu mais je me méfie de mes réactions. On vieillit, on est déformé, on ressent de l’amertume. La fiction, à la télévision, je ne la regarde plus. En revanche, je vais beaucoup au cinéma. De temps en temps, je regarde un documentaire sur Arte ou sur Canal, parfois sur France 3. Mais c’est très rare.
Vous considérez-vous comme un « cinéaste militant » ?
Je me considère comme « un militant », mais c’est très maladroit, dans la lutte politique, d’utiliser les armes des militants qui font des films. La plupart des films « militants » nous réchauffent le cœur. On est entre nous. On est tous d’accord. Mais il faut faire autre chose pour lutter. Ce n’est pas une question de choix moral ou politique mais de moyens. Il faut chercher une esthétique qui est plus utilitaire, plus efficace. Je ne suis pas neutre et, bien sûr, je pense à établir un dialogue avec le spectateur. Le fait de montrer quelqu’un qui fait l’apologie de Pinochet en le comparant à Franco suffit. On n’a pas besoin d’expliquer après que Franco n’est pas bien.
Propos recueillis par Sylvain Baldus et Eric Vidal