Depuis 1989, les États généraux du film documentaire prennent place dans le village de Lussas alors envahi par des cinéphiles, pour la plupart parisiens. Une festivalière curieuse demande à une jeune serveuse de bar si elle assiste aux projections. Celle-ci répond qu’elle ignore quel type de film est proposé. En rencontrant les propriétaires de gîte, on apprend qu’ils ne disposent pas du programme. Au mieux, l’événement est connu, sans plus. Au pire, c’est le rejet total. Lorsque certains se risquent encore aux portes des salles, ils ne sont pas sûrs de trouver une place. S’ils y parviennent, les débats de spécialistes pourront les décourager.
Cet état de fait ne devrait laisser aucun « zélateur du réel » indifférent. Hors Champ s’est alors intéressé aux projections chez l’habitant, organisées par Serge Vincent, Galès Moncomble (Ardèche Images) et les Ceméa Rhône-Alpes. Leur démarche vise à sortir les films des salles, avec leur réalisateur. Il s’agit donc de rencontrer les gens pour reconstituer du lien et battre en brèche les préjugés réciproques.
C’est un jeune couple d’enseignants qui accueille ce soir-là le documentaire de Jean-François Reynaud, Brigitte ou le chien qui aboyait à ma place. Le film traite de l’autisme de Brigitte, trente-cinq ans, et de sa relation avec Bernard, son tuteur. Sur place je les découvre tous deux. Au premier contact, je me sens gauche, agacée de montrer malgré moi ce que je ressens de la différence de Brigitte. Jean-François présente le film dans une atmosphère plutôt tendue. Brigitte est derrière nous et je me demande comment elle réagira pendant la projection. Je crains la complaisance, la compassion, le voyeurisme. Je l’entends aboyer de temps en temps, se dandiner sur sa chaise. Je n’ose me retourner. Comme le titre du film l’indique, Brigitte a souhaité adopter un chien pour qu’il aboie à sa place parce qu’elle voulait enfin devenir une jeune femme.
Jean-François Reynaud a filmé Brigitte pendant quatre ans dans son activité d’artiste peintre et sa vie quotidienne. Seul avec sa caméra, le réalisateur trouve la bonne place, la bonne distance ; en partie parce que Brigitte la lui octroie, l’interpellant tour à tour comme homme et comme cameraman. Ces séquences sont enrichies par le contrepoint de Bernard sur le difficile trajet parcouru avec elle depuis vingt-sept ans. Il dit l’importance de poser des limites au désir fusionnel de Brigitte. Il pointe aussi la relativité de ses propres interprétations : « L’interprétation, c’est une parole mise sur quelque chose. Si cette parole fait ’tilt’, on ne peut pas aller beaucoup plus loin ». Autrement dit, l’interprétation n’est pas à entendre comme vérité, davantage comme un travail de co-pensée.
Dans le film, la qualité de la relation tient à ce que la caméra suit délicatement et calmement les mouvements (physiques et psychiques) de la jeune femme, sans traquer et pourtant sans jamais renoncer. Plus aucun doute sur un supposé voyeurisme, c’est clairement du courage. Brigitte, Bernard, Jean-François et les spectateurs sont alors dans l’extirpation douloureuse d’un mal. Car Brigitte est toujours victime d’angoisses innommables, totalement déstructurantes. Elle cède encore parfois à l’automutilation. L’excellence du film vaut par la confiance installée au fil du temps entre les différentes personnes embarquées dans cette aventure. La longueur des plans-séquences n’y est certainement pas étrangère, permettant de saisir le sens de ce qui fait mystère, nous familiarisant avec la réalité complexe de Brigitte. Peu à peu, les spectateurs l’adoptent ; ils ne sont plus inquiets de ses réactions, ils en repèrent la mesure. Comme le dit son tuteur, Brigitte ramène tout de suite à l’évidence, elle décape la réalité de toutes ses scories pour s’en tenir à l’essentiel : « La seule chose qui compte, c’est la relation humaine, le reste, ils – les autistes – n’en ont rien à foutre. Nous non plus, sans doute, mais on oublie… ».
Après la projection, l’assemblée pose quelques questions, surtout animée par le désir d’entendre Bernard et Brigitte. La vision du film a déclenché un étonnant processus d’apaisement. L’humilité et l’ouverture à l’autre dont témoigne le réalisateur, sans démonstration, passent du côté des spectateurs. Un retour immédiat de paroles des personnes invitées à cette séance n’aurait été que trop convenu. Je retiens plutôt notre cheminement : de l’effarouchement à la difficulté de se quitter. C’est Brigitte qui nous rappellera soudain que « l’heure tourne » et qu’elle est fatiguée. L’inattendu d’une séance nous a offert la transmission d’une certaine approche documentaire qui se poursuit dans la vraie vie. Finalement, ce film me semble tirer l’expérience des projections chez l’habitant vers leur quintessence. Comme une pierre jetée dans l’eau produit un effet de propagation par cercles concentriques. Parce que le temps de regarder le film, le temps de notre rencontre avec Brigitte, Bernard et Jean-François, nous avons pu franchir les barrières de certaines de nos résistances vis-à-vis de l’altérité, sans discours de spécialiste.
Christelle Méaglia