Donnant à la célèbre phrase de Marguerite Duras « Que le monde aille à sa perte » une nuance où l’emporte le drame moderne de notre civilisation, Jean-Marie Straub, à une émission du Cercle de Minuit où il participait, rectifia : « Que ce monde aille à sa perte ».
Avec Leçons de ténèbres, c’est de ce monde précisément dont il s’agit, un monde que l’œil de la caméra pointe avec la force du déictique : ce monde-là, contemporain, opaque, dans lequel il est difficile pour Vincent Dieutre de pénétrer sereinement. Dès les premiers mots prononcés par la voix off, le film s’ancre donc dans un fragment très bref et très condensé de notre histoire (« Les années quatre-vingt-dix »), celle des technologies et du cynisme de masse (les portables qui bourdonnent partout en Europe, et qui stigmatisent ce désir hypocrite de communication). Pour autant, détournant la forme de la rhétorique classique, Dieutre ne se cache derrière aucune prophétie ou injonction (« Que le monde… ») pour émettre sa parole. Il précise : le monde n’a besoin de rien pour aller à sa perte. Il se détruit tout seul, de l’intérieur, comme un organisme malade, gangrèné jusqu’à la pourriture. À l’image de cette désagrégation : les organes malades de son amant sidéen ; ou la bande son, parasitée de sons puisés à la télé ou à la radio, qui créent une contre-voix insolente et perturbante, presque nocive. Feux d’artifice, pétards, bombes, bruits de chute, agressent et explosent à la gueule des amants flâneurs. Les sons contredisent les images, ou anticipent l’implosion qui les guette, et qui les grignote déjà. En cela, ils sont voyants. Ils disent la mort avant qu’elle ne soit montrée.
Incapable de filmer la mort, Dieutre tente de l’approcher dans la passion et l’oppression des corps (la petite mort). Une source de lumière (un projecteur de cinéma massif et rotatif) montrée comme un artifice de plus pour mieux pénétrer les choses, entoure les corps des amants faisant l’amour, les baigne de sa chaleur rouge, les magnifie, comme des êtres de peinture éclairés à la bougie (une réminiscence des peintures du Carravage, qui donne au film toute sa respiration), et les creuse comme des figures de cire promises au feu. Dans ces scènes d’amour, on évoque le film en train de se faire, on refait une scène, on teste. C’est là aussi, dans l’extrême condensation de cet espace, que pleure Tadeusz, libéré de toute tension narrative, donnant à voir sa face meurtrie, enflammée de rouge. Forcée par la vidéo, et surlignée dans les autres plans, la gamme des couleurs utilisée dans le film, principalement primaire (le visage bleu de Dieutre secoué par le cahot du bus), rappelle la teinte de certaines chansons. Celle de la variété italienne qui donne au film cet espace primitif et idéal que Pasolini, cité par un extrait sonore de La Ricotta, cherchait lui aussi dans le frioulan, et dans ces voix qu’il allait recueillir dans les bidonvilles de Rome ou les villages du Yémen, de Palestine et d’Inde. Aussi référencée soit-elle, cette quête est celle d’un humble. Non pas mystique, mais terrestre. Dans cet espace qui sépare les balcons suspendus des caniveaux dégueulasses de ces trois villes de culture (Utrecht, Naples, Rome) où chaque corps et chaque bâtisse est pure séduction et (conjointement) pure décadence.
Et de cette noirceur intestine dans laquelle sont plongés les Pays-Bas et l’Italie, s’échappe à la dernière minute le seul plan diurne de cette heure vingt minutes. La ville lourde et blanche : Rome. Le ciel bleu du matin. Comparés aux bruits de l’oisiveté de la nuit, le chant des oiseaux et le bruit des tondeuses ont quelque chose de totalement décalé. Dieutre a l’air de se réveiller d’un cauchemar quasi-initiatique, et d’halluciner l’Italie, berceau de notre civilisation (origine que matérialise d’ailleurs, dans le plan qui précède, une peinture représentant un enfant). Avec la tondeuse à gazon, c’est le retour à l’activité, la fin de son somnambulisme nocturne. Après avoir trimé, marché, caressé, joui, roulé, pleuré, Dieutre laisse éclater dans les limbes du demi-sommeil l’intention muette de regarder le monde autrement. Mais le doute demeure : est-il plus calme ou plus anxieux ?
Matthieu Orléan