Le désir d’une sale histoire…

Selon Sade, l’éveil du désir passe tout d’abord par l’ouïe, puis par la vue. Qu’en est-il pour le plaisir, le savoir? Assis dans un canapé, un homme nous raconte ses pérégrinations « vidéo-toilletiennes » dans un bistro. Présents dans l’espace scénique, nous assistons à cette discussion, le salon confiné, la conversation intime mais non intimiste. « Il n’y a pas de travail sans dignité » nous dit cet homme, considérant que son passe-temps favori, devenu pour lui une sorte de drogue, est une forme de travail et engendre automatiquement de la dignité. Nous ne sommes donc pas dans une situation de voyeur – le personnage conserve sa dignité – pourtant immergés dans le récit et à travers lui, présents aux côtés de l’homme lors de ses expéditions répétées aux toilettes. Il reste ainsi maître de la situation (fiction ? documentaire ?). Ici la femme spectatrice se masculinise, elle refuse habituellement d’écouter l’histoire, qu’il cherche en vain à lui conter, non pas pour la blesser ou lui faire subir une quelconque attitude machiste, mais tout simplement pour essayer de transmettre ce qu’il ressent : un mélange de désir et de plaisir au travers de la difficulté. Le but n’étant pas de voir des sexes appartenant à des femmes clairement identifiées mais de mettre en place un processus complexe voir absurde qui permettra de voir ces sexes en quelque sorte anonymes. Les spectatrices me semble-t-il, se retrouvent dans la situation de l’homme, par le jeu de l’identification au personnage. Il invite ainsi les femmes (spectatrices) à prendre place à ses cotés pour regarder ensemble au travers du trou, objet du délit.

Durant la seconde partie, sorte de huis clos entre lui (comédien ?) et un couple, la tonalité change et devient monologue de face, lancinant, témoin d’une froideur apparente. Sa parole ne nous est plus adressée, elle reste entre lui et eux (le couple). Ainsi, le plaisir, le désir et le savoir s’estompent, nous sommes maintenant exclus, le cercle n’existe plus, nous voici désormais voyeur. Le spectateur homme devient à son tour femme et refuse d’entendre cette histoire.

La lampe orange entre dans le champ aux côtés de notre personnage, atmosphère confinée, le cercle dont nous faisions partie émerge de nouveau. La tonalité vocale change et nous ramène dans une configuration identique à la première partie. L’ouïe et la vue nous ramènent au plaisir et, au désir de savoir. Dans la salle, les rires qui s’étaient estompés se raniment. Eustache se joue de nous une heure durant et, de nos deux personnages, lequel a réellement vécu cette « sale histoire », si « histoire sale » il y a eu ?

Arnaud Soulier

Avec Van der Keuken

Lire et comprendre plutôt que savoir et plaisir me viennent plus rapidement à l’esprit, alors que la dernière phrase du générique s’estompe lentement. Face à moi l’écran noir, moment intense et pourtant si éphémère. Le temps d’une fraction de seconde me revient  en mémoire les images et les sons de ce film… Qu’en reste-t-il lorsque, petit à petit, les morceaux du puzzle se reconstituent dans ma mémoire? Des plans de supermarché , ces temples modernes de la consommation ; l’image de cette femme qui pétris sa pâte à pain , geste mille fois répété, geste qui permettra à cette famille de subsister un jour de plus. D’un côté la surabondance, de l’autre l’abstinence. Ce jeune noir américain, me parle de son histoire. Il part dans de longs monologues, les termes sont précis, alors faute de dialoguer, il monologue.

Ensemble, nous entamons une longue révolution autour du « White Castle » cherchant désespérément par quelle face l’attaquer. Mais au dessus de nous, l’œil vigilant du maître des lieux surveille nos moindres intentions belliqueuses. Une à une ces pièces s’assemblent. Assis sur mon siège, je parcours rapidement du regard la salle qui se vide peu à peu. J’observe quelques instants les personnes encore présentes, des très jeunes, des très vieux, des petits, des grands, des beaux, des moches… Quel pièces du puzzle ont-ils en tête ? Parmi eux certains possèdent les clefs ou les références nécessaires pour s’immerger dans ce film, d’autres pas. Pourtant il me semble que chacun d’entre nous dans cette salle a pu lire et comprendre cette œuvre que l’on pourrait trop vite qualifier de difficile d’accès pour les non initiés. Pourtant la structure stratifiée du film offre plusieurs niveaux de lecture et de compréhension. Et chacun d’entre nous, profane ou érudit, peut le percevoir et l’approfondir dans le discours qui défile sous nos yeux. Que resterait-il chez ces spectateurs si ce film avait été plus classique dans sa forme, porté par un discours plus pointu? Vraisemblablement un immense plaisir pour les économistes et les sociologues, mais un décrochage garanti pour celui qui ne souhaite pas se morfondre dans les méandres d’un discours technique et rébarbatif. En quittant la salle, je regarde s’éloigner la forteresse blanche dans le sillage du cuirassé Potemkine.

Arnaud Soulier