Les Disparus

Par une mise en scène ingénieuse, et par l’incroyable boursouflure de certains des protagonistes, par leur naïveté face à un interlocuteur malicieux, les pompiers de Santiago de José-Maria Berzosa met à nu l’absurde bêtise de certains membres de la classe dirigeante chilienne, au temps de la junte militaire du général Pinochet.

L’un des objectifs du coup d’État de 1973 (l’enjeu principal étant de couper court à l’aventure socialiste, si néfaste aux intérêts d’une classe minoritaire et ostensiblement liée aux intérêts étasuniens) était la réparation des expropriations menées par l’Unité populaire de Salvador Allende. Sur neuf millions d’hectares expropriés entre 1970 et 1973, la junte en a restitué quatre aux grandes familles, et redistribué seulement un aux seuls paysans n’ayant jamais revendiqué les terres des latifundios.

José-Maria Berzosa triche dès le titre. Les pompiers ne seront pas le sujet principal du film. Les pompiers, corps d’élite morale des nations, combattant du feu, dévoués toujours à la protection de leurs concitoyens, ne sont pas ici d’héroïques chevaliers magnifiés par une caméra en contre-plongée. Très vite, le regard s’extirpe du conte de fée.

Berzosa ne s’intéresse pas aux exploits, même si la première séquence est dédiée au compte-rendu d’une intervention aussi glorieuse que bouffonne (une frénésie shaddockienne s’empare des pompiers en uniforme de parade qui s’acharnent à pomper l’eau indispensable à l’extinction d’un feu).

Il utilise la focalisation sur une brigade de Santiago (qui affirme son indépendance et sa laïcité mais dont les collusions et les amitiés contredisent rapidement cette dévotion laïque) comme chemin d’accès aux coulisses du pouvoir.

Le secrétaire général des pompiers est un fervent admirateur de Napoléon et, historien d’opérette dans le civil, son ouvrage sur l’histoire de l’uniforme militaire chilien, depuis les origines, est dédié à son excellence le Général Pinochet. Le doyen d’université, joueur d’échec, membre du Club de l’Union et pompier, s’indigne encore de l’idée scandaleuse, émise par le gouvernement d’Unité Populaire qui visait à transformer le gigantesque local du Club en centre d’accueil pour les mères et les enfants, ou en centre culturel. Il est cependant le personnage principal d’une séquence grandiose : sous une coupole immense, et grâce à un long zoom arrière, puis avant, qui présente un espace insolent de démesure, Berzosa introduit l’interview de ce doyen peu avare de litanies réactionnaires. Le choix de mise en scène, exubérant et disproportionné, emprisonne le vieil homme dans l’absurde. Il est isolé avec un partenaire d’échec, minuscule dans une salle immense. Le décalage entre le point de vue et le sujet entraîne un vacillement vers le ridicule. Et pourtant le doyen accepte le dispositif, parce que son orgueil se réjouit sans doute d’entendre le vide impressionnant et luxueux dans lequel résonne chacun de ses mots. Et parce qu’à l’évidence, Berzosa sait dissimuler ses véritables intentions au moment du tournage… 1
Selon le secrétaire général, toutes les classes sociales de Santiago sont présentes au sein de la brigade. Berzosa, perplexe, accompagne ainsi quelque temps le pompier désigné comme représentant du prolétariat. Le discours de cet homme s’avère étriqué, conformiste, symétrique au cadre très resserré choisi par le cinéaste. Depuis l’intérieur de sa voiture, le soi-disant prolétaire se révèle employé de banque. Classe moyenne civilisée et tranquille… Il faut assurer ses acquis : une voiture, une maison, une petite fête entre collègues. Et toujours, la matérialisation par le cadre de cette étroitesse qui renie dans l’indifférence l’exaltation populaire que vécut le Chili entre 1970 et 1973… Un des pompiers de la brigade, présent lors de l’évacuation du palais de la Moneda du corps d’Allende, le 11 septembre 1973, souffle à demi-mot sa fierté d’avoir été acteur d’un tel événement…

Le chemin, détourné, finit par éloigner définitivement le récit de son objet initial. Détour lumineux vers la frontalité : les dispositifs de Berzosa ressemblent à des pièges pharaoniques pour gros gibiers. Mais une fois la proie prise au piège, son envergure diminue comme le beurre au soleil. Reste la fatuité, et en creux l’évidence d’un pouvoir usurpé.

Les pompiers de Santiago est un film sur les crimes de la junte militaire chilienne. Intercalées, entre la mauvaise foi fréquente de ceux ayant su profiter du changement de régime, quelques séquences laissent la parole aux familles des hommes disparus, enlevés sans aucune forme de procès par la police. Ces images de femmes et d’enfants, plus simples et plus rares, sont le pendant tragique de la mauvaise comédie jouée par les pantins déshabillés par Berzosa.

Il filme sans fioriture ces épouses, épuisées par des mois de recherches infructueuses et d’attentes désespérées.

Sylvain Baldus

1 Pour Pinochet et ses trois généraux, il a réussi à s’introduire dans les salons
personnels de chacun des généraux de la junte. Et chacun s’y révèle dans sa médiocrité propre, embarrassé par le déséquilibre invisible que Berzosa laisse flotter, mais rassuré
par la platitude apparente des questions posées…