Après les avoir côtoyés pendant plusieurs mois, le réalisateur, caméra à l’épaule, filme au plus près trois jeunes « beurs », Farid, Naguib et Abdel Ouab. Le film nous conduit à un long périple en boucle qui part d’une cité de banlieue, passe par l’Algérie pour revenir au point de départ. La caméra, sans cesse en mouvement, suit, accompagne, questionne sans forcément obtenir de réponses. En effet, si une véritable relation de connivence est instaurée entre « filmeur » et filmés, ces derniers en rappellent les limites en refusant de répondre dès que les questions les serrent de trop près. Sommés de toute part, directement côté algérien (choisir son « camp »), ou plus insidieusement côté français (indifférence, rejet), de s’identifier à l’une ou l’autre des deux communautés, ils sont prisonniers d’un choix impossible. Leur refus de répondre peut donc se comprendre. Il est le reflet de leur incapacité à se définir par rapport à cette seule alternative, être algérien ou être français, car le film, malgré lui, les renvoie à ce dilemme.
La proximité du cinéaste avec ces jeunes, forme d’un engagement, donne au film, comme par effet d’empathie, une forme indéfinie, flottante. Cette démarche, réduire l’espace qui le sépare des personnes filmées, finit par enfermer le film dans le piège dans lequel sont pris ses protagonistes, une quête floue et incertaine parce qu’engagée sur une fausse piste.
Il nous paraît intéressant de renvoyer cette question d’identité aux travaux de l’anthropologue Jean-Loup Amselle qui propose un renversement de perspective. L’auteur remet en cause la « raison ethnologique », démarche discontinuiste qui consiste à extraire, purifier et classer afin de dégager des types (que ce soit dans le domaine politique, économique, religieux ou culturel), en l’opposant à une « logique métisse », c’est-à-dire une approche continuiste qui à l’inverse mettrait l’accent sur l’indistinction ou le syncrétisme originaire. Partant de son expérience de terrain, l’anthropologue arrive à la conclusion que « la culture se dissout dans un ensemble sériel ou dans un réservoir de pratiques conflictuelles ou pacifiques dont les acteurs sociaux se servent pour renégocier en permanence leur identité. Figer ces pratiques aboutit à une vision essentialiste de la culture qui, à la limite, est une forme moderne de racisme » 1. Nous pourrions donc considérer la culture comme un « réservoir », autrement dit comme un ensemble de pratiques internes ou externes à un espace social donné, que les acteurs sociaux mobiliseraient en fonction de telle ou telle conjoncture politique.
Cette approche théorique de l’identité nous semble d’autant plus intéressante qu’elle nous permet d’aborder toutes les questions autour de l’immigration de manière plus pertinente, en évitant l’éternel faux problème du choix culturel, exigé uniquement des enfants d’immigrés maghrébins. Cette contrainte ne fait que perturber, complexifier, une quête de soi nécessaire à chacun, renvoyant implicitement à l’histoire coloniale et à la guerre d’Algérie, toujours non assumées.
Enfin, pour revenir à l’idée de l’engagement, anticipant sur le séminaire à venir, « Cinéma militant », et la question de son devenir, nous pouvons envisager la notion de « cinéaste engagé », telle qu’elle est posée dans cet atelier, comme une réponse possible à cette interrogation. A la disparition des collectifs, des comités d’actions, des groupes de cinéastes et des pratiques collectives que cela induisait (de la réalisation à la diffusion), a succédé un cinéma d’individus engagés, « le cinéaste engagé », aux pratiques propres et singulières. Le rapport au monde vécu collectivement et passant par la médiation d’une idéologie, d’un syndicat, d’un parti, a été remplacé par un engagement et un cheminement personnels où la participation directe du cinéaste dans le corps social et politique renvoie essentiellement à son propre regard sur le monde.
Sabrina Malek
- Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs