La transformation d’un monde

Entretien avec Octavio Cortazar

Octavio Cortazar (né en 1935) est l’un des principaux artisans du renouveau du cinéma documentaire cubain à partir de la révolution. Il a souvent traité du même sujet : la transformation du monde et la nostalgie qui en découle, ou comment le fait politique résonne dans l’humain. Par ailleurs, il s’est tourné vers le théâtre (mise en scène et direction d’une salle), l’enseignement (à la fameuse Eictv de San Antonio de Los Banos située à 40 km de la Havane) et les films de fiction (deux gros succès populaires en 1977 et 1981). Il est aujourd’hui vice-président de l’Uneac, Union nationale des écrivains et des artistes de Cuba.

École de la révolution

« L’Icaic (Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie) a été fondé en 1959, l’année même de la révolution : c’est la première grande institution culturelle créée par l’État. À partir de la révolution, beaucoup de cinéastes sont venus de l’étranger pour aider et former les jeunes réalisateurs cubains. La France, en particulier, a eu une influence déterminante sur le cinéma cubain, à travers Joris Ivens, Chris Marker, Agnès Varda… J’avais 24 ans à l’époque. Je suis entré à l’Icaic comme assistant de production, puis j’ai profité de mon séjour à l’école de cinéma de Prague, entre 1963 et 1967, pour voir de nombreux films qui ont été des sources d’inspiration importantes – par exemple Resnais et Antonioni. En même temps, chaque année, je me suis rendu au festival de Leipzig, où j’ai rencontré en 1964 Robert Flaherty ».

Films de persuasion

« Il y a, pour moi, quatre types de films documentaires : les films d’observation, d’analyse, d’expression et enfin de persuasion. À l’intérieur des films de persuasion, il y a ceux de propagande et ceux de dénonciation. Sobre un primer combat, par exemple, est un film de dénonciation. C’est moi qui l’ai voulu : nous pouvions choisir environ 90 % des sujets de nos films. Même quand les thèmes étaient “suggérés” par l’Icaic, nous avions la liberté de les traiter comme nous voulions. Sobre un primer combat traite d’un événement ancien – un attentat américain de 1962 –, mais en 1971, avec Nixon au pouvoir, la menace américaine se faisait de nouveau plus forte. Je sentais que c’était le moment de témoigner de ce danger, pour remotiver une conscience de défense. La structure du film était très précise : elle reprenait celle des films noirs américains des années 1940 que j’aimais beaucoup, notamment 13, rue Madeleine de Henry Hataway. Nous pouvions mettre notre culture cinématographique au service de nos sujets. On peut faire de l’art dans n’importe quelle forme de documentaire. Regardez Now, de Santiago Alvarez : tout est dans la mise en scène ».

Transformation / Disparition

« Je voulais être témoin, à l’époque, des transformations à l’œuvre dans un pays sous-développé. À cette époque, lorsqu’on travaillait avec l’Icaic, il était facile de se procurer de l’argent et une équipe pour faire des repérages. Je suis parti, et j’ai trouvé des chasseurs de crocodiles (Al sur de Maniadero). Quoi de plus symbolique qu’un métier traditionnel comme celui-ci pour saisir un monde en train de disparaître ? D’autant que ce métier est spécifique à toute l’Amérique latine…

Il y a toujours un double mouvement : le formidable essor d’un nouveau monde entraîne la disparition de l’ancien monde qu’il remplace. Cela fait surgir une nostalgie que l’on retrouve dans beaucoup de mes films. Dans Por Primera Vez, l’enchantement que représente la découverte du cinéma par un petit village se double de la disparition d’une innocence qui était due, pour une bonne part, à l’ignorance. De même pour Guayabero1: le processus révolutionnaire a changé beaucoup de choses, et les amuseurs publics sont en train de disparaître avec le reste. Le dernier plan est à rapprocher de celui des Temps modernes de Chaplin : le guayabero s’en va, à la fois vers le futur et vers sa disparition.

Au départ de ce film, l’Icaic m’avait proposé d’aller filmer un festival de musique. Arrivé sur place, c’était très officiel et ennuyeux. Pendant trois jours, je suis resté là sans filmer, il n’y avait pas la matière. C’est le dernier jour que j’ai rencontré ce groupe, où j’ai trouvé mon guayabero, exemple même de cette catégorie ancienne de chanteurs de son et de trova, d’un langage populaire où les formes sont mélangées. Je l’ai filmé, je l’ai inclus dans le documentaire musical qui était commandé, et du coup le guayabero est devenu célèbre. C’est après seulement que nous sommes partis tourner le véritable film : nous étions devenus amis, d’autant plus que j’étais pour une bonne part dans sa notoriété ».

Gaël Lépingle

Primordial retour au contexte

Now et 79 primaveras sont deux démonstrations d’un cinéma en lutte. Démonstration renversante par l’énergie qu’insuffle la composition des sons et de l’image.
Santiago Alvarez apprend tardivement, à quarante ans, le métier de cinéaste, dans l’urgence nerveuse de l’instauration d’une nouvelle société, lorsqu’il intègre l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (Icaic), créé dès mars 1959 par Fidel Castro. Un des vœux de la révolution était de propager la lutte auprès des peuples opprimés. Now clame la révolte des noirs américains, 79 primaveras soutient le Viêtnam contre l’invasion meurtrière des États-Unis.

Now, c’est tout d’abord un appel à la révolte, suite aux émeutes de Watts, scandé par la chanteuse noire américaine Lena Horne dans son interprétation en anglais, et version jazz, d’une chanson hébraïque. La chanson est le film. Et les images s’associent rageusement à la musique et à la voix, pour opposer à la force de l’injustice la puissance de la détermination. Elles sont pour la plupart photographiques, glanées par-delà les frontières dans un panthéon d’images qu’Alvarez considérait universelles. « Now, it’s the time » : il est temps de ne plus accepter l’inqualifiable précarité de droit, le violent racisme et la sanglante répression policière dont est victime la communauté afro-américaine aux États-Unis. En contrepoint de la première image du film (une conversation apparemment détendue entre Martin Luther King et Lyndon B. Johnson), Alvarez précipite une succession d’images « de todas partes y para todos » : à un rythme de plus en plus poignant s’accumulent les exactions commises par les blancs. Les photographies et les images en mouvement s’écrivent sur une partition qui nuance, immobilise, accentue la puissance évocatrice de chacune. L’utilisation du banc-titre, du recadrage, du trucage redonne mouvement aux témoignages photographiques figés, et les séquences filmées ponctuent la musicalité du montage de singulières respirations…

Si l’art de la mise en scène consiste, en premier lieu, à se réapproprier ces matériaux de toutes parts, l’art du montage chez Alvarez révèle pour tous le sens dramatique intrinsèque à ces images. Une courte séquence présente un enchaînement de plans très rapides, rythmés exactement sur plusieurs occurrences sonores du mot NOW. Ces plans sont issus de la même photographie plusieurs fois recadrée. Un policier tient en joue un homme à terre. Le fusil est sans compassion. Et, toujours plus aveugle, il devient l’unique sujet du plan…

Quand des flammes sont ajoutées à l’image du corps calciné d’une victime de lynchage ; quand la bannière étoilée est insérée côtoyant le drapeau nazi lors de solennelles réunions du Ku Klux Klan ; quand la ponctuation finale du film, au son et à la gâchette d’une mitraillette, est l’écriture du mot NOW, il s’agit sans ambiguïté d’un cinéma politique. « Attraper la réalité telle qu’on la comprend, et non telle qu’on la voit », telle est la démarche revendiquée par le cinéaste ; elle conduit politiquement, en l’occurrence, à instruire le regard du spectateur de l’agressivité du monde impérialiste.

79 primaveras évoque, lui, la mort d’Ho Chi Minh, leader du Parti communiste vietnamien, et, au travers d’une chronologie de sa vie, l’histoire du soulèvement contre les colonisateurs. 79 printemps vers la victoire. Pour Alvarez, l’issue du conflit au Viêtnam était connue, et s’annonçait inéluctablement favorable au peuple vietnamien. Le film s’ouvre sur l’éclosion d’une fleur que ne pourra pas détruire la bombe lancée du ciel. Il accuse frontalement les crimes américains, leurs photographies de trophées de guerre, tristement contemporaines. Il observe les victoires vietnamiennes. Mais il craint que le camp socialiste ne se fissure. Il s’inquiète avec lucidité pour l’avenir de la lutte. L’intelligence de cette lucidité s’accorde peu aux impératifs du film de propagande…

Il y a dans les compositions d’Alvarez une force fragile qui résiste aux accumulations de temps et de défaites. Ses films sont ceux d’un peuple en guerre, et, de fait, en résistance permanente. Le cinéaste investit l’écran non seulement par sa maîtrise rythmique, ses expérimentations troublantes, ses inventions narratives, et son habilité à faire avec des moyens pauvres de remarquables objets cinématographiques. Mais aussi parce que se reflète dans son travail une époque où se jouèrent de nombreux enjeux qui font le monde contemporain. À ce titre, il peut être utile d’aborder ce cinéma en se remémorant, s’imaginant ces années charnières, trop souvent enterrées par l’Histoire. C’est une distanciation primordiale à opérer pour ne pas se heurter trop définitivement à quelque déconcertant sentiment de manipulation.

Sylvain Baldus

Je hais le coton !

Lalee’s Kin s’ouvre sur des paysages, des plans aériens du delta du Mississipi. Fleuve, champs de coton et notes d’harmonica en fond, on craint d’être entré de plain-pied dans le « docu carte postale ». Mais le discours de Reggie Barnes, l’intendant de l’école du district de Tallahatchie, l’annonce d’emblée : « Ici c’est un autre monde ». Il y a au Mississipi une blessure profonde à soigner – Healing the Wound, ce sont les mêmes mots qu’emploient les sud-africains pour parler de leur Commission Vérité et Réconciliation – causée par une société esclavagiste et par les modes de fonctionnements qu’elle a imprimés dans les consciences. Parce que c’est cela, au fond, « l’héritage du coton », un univers balisé par la pauvreté, l’illettrisme et la résignation.
Pour répondre à la demande de la chaîne HBO, commanditaire du projet, dont l’objectif était de rendre compte de la misère, Susan Froemke et Deborah Dickson auraient pu s’en tenir à un film-portrait illustratif, emblématique. Celui de Lalee par exemple, grand-mère chargée de veiller, dans son mobile-home sans eau ni téléphone, sur une tribu de petits et d’arrière-petits-enfants, laissés à sa garde par des mères jeunes, célibataires et « démissionnaires ». Lalee’s Kin se garde de fabriquer des héros, d’envelopper Lalee dans une représentation de madone iconique. Lalee n’est pas une personnalité forcément belle, tellement généreuse, chère au discours angélique de l’Amérique bon teint. La caméra la suit au plus près, dans un quotidien dépourvu de gestes tendres envers les enfants et s’acquittant des travaux domestiques en s’appuyant sur l’aînée d’entre eux. À l’œuvre ici, la répétition des carences affectives, des pères absents, des enfants non désirés. Dans ses moments d’abattement, écrasée d’impuissance et de désespoir, elle lâche : « Y’a rien à faire. Juste à continuer ».
Plutôt qu’un portrait monochrome, le film choisit de mettre en parallèle au travers d’entretiens menés avec chacun d’eux, le combat de Lalee et celui de Barnes, confronté aux résultats catastrophiques de l’école et mis en demeure par les autorités fédérales d’en relever le niveau. En cas d’échec au test imposé, l’école sera « mise sous tutelle ».
Ce que pointe le film, au travers du témoignage de Barnes, c’est le refus absolu d’être privé du droit à combattre les problèmes de l’intérieur même de la communauté. Sa conviction que les habitants du delta doivent s’approprier collectivement le travail de résolution des problèmes sociaux ou éducatifs auxquels ils sont confrontés. Et de quels moyens dispose t-on, quand bannis parmi les bannis, on décide d’organiser la résistance. C’est peut-être le point de départ du film. Comment, du fond d’un mobile-home ou de l’école la plus mal notée de l’état, on tente d’enrayer la répétition des inégalités, de tordre l’engrenage de la pauvreté, de l’échec scolaire, de l’éclatement des familles. Et les limites de la notion de réussite en la matière.
Car, si l’aînée des enfants finit par s’en « sortir », c’est au prix d’une rupture avec la tribu, en allant trouver meilleur refuge chez une parente à Memphis. Elle s’est ouvert la voie de la réussite, mais d’une réussite individuelle, et le fait d’avoir à revenir chez Lalee, même quelques jours, lui pèse. Le mobile-home lui, n’a pas changé : il n’y a toujours pas d’eau courante, et ses petits cousins n’ont toujours pas de quoi écrire.
Pourtant, les réalisateurs choisissent de conclure par l’arrivée chez Lalee d’un lycéen, venu lui proposer de veiller sur le travail scolaire de Main, le petit dernier. Pour lui, s’annonce la possibilité de rencontrer à la fois un tuteur et un mentor. S’il saisit cette chance, il pourra peut-être, fort de l’injonction de son arrière-grand-mère, « Go to school or go to jail ! », se cramponner à la première alternative.

Céline Leclère

A little something

À la fin de la seconde guerre mondiale, face à la défaite militaire qui se profile, des cohortes de prisonniers des camps de concentration sont jetés sur les routes. Épuisés, affamés, battus, des milliers d’entre eux vont y trouver la mort. The March, témoignage de la mère du réalisateur, revient sur cet effroyable périple. Mais le film est bien plus que le recueil d’une histoire traumatique – ce qui en ferait déjà un document d’une force rare. Pendant douze ans, en effet, Abraham Ravett ne va cesser de questionner sa mère sur ce sujet (« Tell me about the march, Mum ! »), coupant parfois de manière abrupte au cours d’une séquence, lorsqu’elle s’en éloigne. Dans un premier temps, ce procédé implacable intrigue et désoriente. Le film se met à résister à l’analyse comme à la raison, sans que l’on sache si ce sentiment provient de la méthode, qui peut passer pour de l’acharnement, ou de la force intrinsèque du témoignage. Cette difficulté à saisir clairement les desseins de l’auteur déclenche un vague malaise. Placés dans une situation parfois intenable, nous nous sentons pris au piège d’un projet qui dépasse notre entendement. Pourtant, c’est dans ce processus répétitif vertigineux, où l’humain semble faussement mis entre parenthèses, que The March bouleverse. Avec une pauvreté de moyens notable, le film s’apparente alors à une expérience scientifique (au sens cognitif du terme), d’autant plus troublante qu’elle excède les liens de filiation. Dans ce ressassement qui s’installe, ce n’est rien moins en effet que l’inscription de la mémoire dans le temps d’une vie qui est conjointement mise au travail et à l’épreuve. Et de fait, au fil des années, on assiste à un effritement du récit (le témoignage). De micro-variations s’installent. Se déchirant comme des voiles de brume, les souvenirs s’effilochent, les faits deviennent moins précis, la transmission se brouille. Cet épuisement, qui se lit aussi sur le visage de la vieille dame malade, gagne peu à peu les territoires de l’image. Éclairs de lumière et surexpositions brûlent la pellicule, menaçant de détruire la matière même de l’œuvre. Sous le coup de cette intense irradiation, les couleurs se décomposent et coulent de part et d’autre des photogrammes. En contrepoint, des termes extraits du récit se succèdent sur fond noir : « trepches », « wooden shoes », « blanket », « bread » … Autant d’embrayeurs qui agissent en direction du spectateur, pressé avant chaque fragment de remettre à son tour sa mémoire au travail. Avant que cet ensemble de mots, dans le déroulement de la projection, ne s’abîme irrémédiablement dans une écriture tremblée. À travers cette dégradation généralisée de tous les corps (de la mère, du récit, du langage, des images), The March réexamine le statut de la parole du témoin, comme il nous rappelle que nous restons les gardiens de ce fragile dépôt.

Éric Vidal