« Si le réalisateur soutient les idées du président… »

Réalisateur de Jan Kkrizek sculptures et abeilles (Route du Doc), producteur et enseignant à la FAMU (École tchèque de cinéma et de télévision), Martin Řezníček nous guide dans les méandres kafkaïens de la production documentaire en République tchèque.

Quelle est la situation du documentaire en République tchèque ?

Il y a peu de documentaires en salles, car les films projetés sont plutôt des longs-métrages qui sont plus durs à produire. Trouver un distributeur est assez difficile, seuls trois ou quatre se risquent à diffuser des documentaires. Mais il faut savoir qu’il y a quatre ans de cela, il n’y avait aucun documentaire en salles. En fait il y a eu une sorte de mode très éphémère du documentaire au cinéma, qui est maintenant un peu passée. En revanche, tous les films, même mauvais, peuvent être diffusés à la télévision, car la télévision mange tout.

Dans quelle mesure l’État s’implique-t-il dans la production documentaire ? Y a-t-il une institution qui centralise des recettes et les redistribue, telle que le CNC en France ?

L’État a créé un fonds de soutien à la production, géré par le Ministère de la Culture. La majorité des recettes proviennent des droits d’exploitation de vieux films tchécoslovaques, lors de leur rachat par les télévisions tchèque et étrangères. Une petite part est aussi prélevée sur chaque ticket de cinéma, dont la somme a été fixée à une couronne 1 au début des années quatre-vingt-dix, et n’a pas augmenté depuis. Mais entre-temps le prix du ticket de cinéma a plus que décuplé ! Et il y a deux ans à peu près, un projet de loi prévoyait que les chaînes de télévision, privées et publiques, versent une infime partie de leurs recettes publicitaires à ce fonds. Cette proposition a été étudiée au Parlement et au Sénat, mais le Président a mis son veto. Les étudiants de la FAMU, ainsi que quelques producteurs, ont organisé des manifestations. Finalement, le Président a mis en place des versements directs du budget gouvernemental au fonds de soutien, dont le montant annuel est fluctuant.

Le fonds est plutôt destiné à des productions cinématographiques, mais depuis quelque temps les films pour la télévision peuvent obtenir des financements. Surtout pour les chaînes publiques, censées être de meilleure qualité car non commerciales. Différentes aides existent : une minime pour l’écriture du scénario, et d’autres plus conséquentes pour la production, la post-production ou la distribution. Le temps qui s’écoule avant que l’on reçoive cette aide de l’état dépend de nos affinités avec le gouvernement. Si le réalisateur soutient les idées du Président, il recevra l’aide l’année suivante, s’il s’oppose à sa politique, il ne verra jamais cet argent. De plus, cette subvention possède une condition : vous devez la dépenser dans l’année fiscale, sous peine de devoir rembourser jusqu’au double de la somme. Ce n’est pas gênant pour les films courts ou certains programmes télévisés, mais en général les productions se font plutôt sur trois, quatre, voire cinq ans. Cette subvention impose des délais trop courts et oblige à bâcler le film, elle peut donc devenir un piège contre-productif. Pourtant, l’heure actuelle, elle reste la meilleure source de financement.

Quels sont les autres financements possibles ?

Vous pouvez obtenir un contrat de coproduction avec une chaîne de télévision, mais les démarches durent longtemps, le dossier va et vient d’un bureau à l’autre. Il y a quatre ou cinq ans, j’avais un projet de film documentaire avec la télévision, le contrat a traîné pendant deux ans. Cela dépend aussi des relations personnelles : un des décideurs, qui ne m’appréciait pas du tout, bloquait la progression du dossier. Par contre, quand on obtient ce contrat, le budget du film est doublé. Il existe aussi des subventions accordées par MEDIA (Programme de soutien à l’industrie audiovisuelle européenne). Enfin, on peut maintenant assister dans les festivals à des séances de pitching : les réalisateurs ont quelques minutes pour présenter leur film afin de convaincre divers producteurs d’investir dans leur projet. L’IDF (Institut pragois du Film Documentaire) met en place ces séances pour favoriser les rencontres entre réalisateurs et producteurs. Globalement, si le projet est bon, on se débrouille toujours pour trouver des financements, mais cette recherche demande beaucoup de temps et d’énergie. La bureaucratie est très lourde parce que trop précise, il faut fournir beaucoup de détails inutiles. Pour faire un film, il faut 30% de talent et 70% de persévérance.

Si cela représente tant de difficultés, pourquoi produire vous-même les films que vous réalisez ?

l’étais obligé, il m’était trop compliqué d’impliquer une autre personne dans mes projets, de lui demander d’être aussi engagée que moi pour défendre le film. J’entretiens avec le métier de producteur une relation d’amour/haine que je ne m’explique pas. l’aime faire de nouvelles choses tous les jours. Mais aujourd’hui, pour les deux projets que je développe en tant que réalisateur, j’aimerais qu’un producteur me soutienne. Je veux préserver ma vie personnelle car réaliser des films, les produire et donner des cours à la FAMU me demande trop de temps. Plus jeune, j’ai parfois cessé de voir mes amis pendant un an pour la préparation d’un tournage. Et pourtant, pour qu’un documentaire soit intéressant, il faut être ancré dans la vie réelle, parler avec les gens, observer ce qui se passe autour de nous.

Propos recueillis par Pauline Fort, traduits par Monika Pohorela

  1. Une couronne tchèque équivaut à 4 centimes d’euros, et le ticket de cinéma vaut environ 6 euros.

L’image introuvable

24 Juillet 1964. « J’ai l’impression de tomber. Hier je parcourais mes vieux journaux intimes et j’y sentais une atmosphère que je ne reconnais plus. Une atmosphère que je respirais pendant des marches sans fin, quand je travaillais sur moi-même. » La caméra, filmant en noir et blanc, suit le stylo qui parcourt la page du cahier, touche le visage de Pavel Juràček, s’attarde sur le décorum de l’écrivain : cendrier plein, tasse de café, fournitures de bureau. Puis la présence fragile d’une petite fille, filmée en Super 8 couleur. Deux jeunes filles mangent une glace sur une place animée ; une star arrive à un festival – photographes, crépitement de flashs, interview.

L’écriture, l’intime, le cinéma dans la Tchécoslovaquie des années 1960, à Prague. Ville socialiste terne et laborieuse, pleine de files d’ouvriers se rendant à leur poste, sillonnée de tramways. Périphérie d’empire où règne une liberté relative, où « Johnny Halliday est en concert, et l’homosexualité est légale ». Néons des cafés, orchestres de jazz, orgies. Ville dans l’histoire : Brejnev en visite, et la ville s’enflamme au printemps 68, ville en révolution, très vite quadrillée par les chars russes. L’immolation de Jan Palach signe la « normalisation » consécutive au Printemps de Prague.

Densité du grain, contraste changeant, impureté, l’image est saturée de poussières, tremble, hésite, s’assombrit sur les bords, se ferme en un œillet… Une voix lit un journal intime, celui de Pavel Juràček, toujours en relation avec les images, confirme ce que l’on voit, l’infirme souvent. Une figure omniprésente donne un corps à cette voix : celle d’un beau jeune homme qui apparaît avec sa femme, sa fille, dans son appartement, devant sa machine à écrire, dans son lit. La caméra vole ces instants avec tendresse et naïveté : gestes quotidiens, sourires, jeux d’enfants, étreintes. Les images sont bancales, vernaculaires, abîmées, fragiles. Chaque geste, même le plus quotidien, émeut, et par sa beauté tranche avec le mensonge et la tromperie, intimes comme politiques. Des prises de notes, de petites scènes, adoptent, parfois avec maladresse, la grammaire classique de la fiction.

S’effectue un va-et-vient régulier entre images d’archives, films de famille, saynètes, unifié par cette voix, et par la scansion de dates inscrites sur des cartons d’un noir et blanc tremblotant. L’ordre rigoureusement chronologique égrène une vie entre dégel, révolution manquée et « normalisation », celle d’un homme confronté aux difficultés créatrices, aux affres de l’amour, aux entraves du pouvoir, puis à la déchéance politique. La collaboration imposée avec le pouvoir communiste, la censure avec laquelle il faut ruser ne peuvent qu’amener le cinéaste à une forme de déchirement : « aujourd’hui, j’ai exposé mes problèmes à la clinique : travail, argent, pheumétrazine, Hanka… Le docteur m’a répondu : je ne peux pas vous aider. Il n’est pas en mon pouvoir de guérir les maux de la société. »

L’identification biographique, logée dans la continuité des visages et le déroulement chronologique, rassure le spectateur. L’unité de style dans la forme et la matérialité des images, leur statut d’images volées n’empêchent pas que l’on se pose cette simple question : qui filme Juràček ? Etant filmé, il cesse d’être sujet pour devenir objet d’un regard, acteur. On se prend à douter : a-t-on suivi de fausses pistes ? Car des indices laissent planer le doute sur le statut documentaire du film : l’ubiquité de Juràček, l’accumulation des codes du réalisme, la récurrence des plans de coupe, des champs-contrechamps, des ellipses sont autant de recours à la grammaire classique de la fiction. On aimerait croire qu’il fut possible à Juràček de doubler son journal intime d’images prises sur le vif, par lui ou par un autre. Cette possibilité serait rassurante, comme une confirmation visuelle qu’il existait au sein du « socialisme réel » des espaces d’autonomie, des espaces qui échapperaient pour quelques instants à la production du réel par l’idéologie, ou aux méta-récits des luttes au sommet. L’histoire pèserait certes, mais laisserait en ses marges une liberté précaire.

Mais si la Tchécoslovaquie des années 1960 fut le lieu d’une liberté cinématographique inédite dans l’Europe centrale socialiste, cette liberté était toute relative. Un regard critique sur le socialisme n’était possible qu’à la condition d’être métaphorique et allusif. Si les facilités de tournage étaient réelles, montage et diffusion étaient soumis à un filtre idéologique, et il existait des lignes rouges à ne pas franchir.

Or seule la réécriture fictionnelle permet de franchir ces limites. Le film a été tourné en 2002, et son générique mentionne des acteurs. Le désenchantement surgit et déplace le regard, de ce qui est montré, à ce qui ne pouvait l’être. Martin Sulik désire conjurer l’absence, signalée par la dernière image du film : une photo de Pavel Juràček jeune, avec pour légende ces deux dates :1935-1989. Désir de transmettre une mémoire, de rendre hommage à un réalisateur décédé, à un père absent. Cette absence est comblée par Martin Juràček, qui incarne son père à l’écran, et rend réel ce dont ce dernier n’a pu que rêver. Le film, confiant dans notre désir d’illusion et notre dépendance envers les signes du réel, construit brillamment une image subjective, libre, sincère, et donc introuvable dans la Tchécoslovaquie de la « normalisation » : celle de la vie, simple, tragique et bouleversante d’un créateur sous le socialisme réel.

Morvan Lallouet

The Ghosts and Mrs Murie

Qui, de la châtelaine et de son château, appartient à l’autre ? Qui exprime l’autre ?

L’entrelacs des rides de son visage dessine le plan de sa demeure labyrinthique. Le croisement des ogives forme la trame de sa mémoire. La vie des oiseaux empaillés pendus au plafond ou asphyxiés sous cloche se réincarne dans son regard noir où brille un attachement instinctif à la nature.

Dans Mme Le Murie, le réalisateur convoque plusieurs classicismes, ceux du cinéma et de la peinture. Comme dans le cinéma fantastique hollywoodien, de Howard Hawks à John Carpenter, les travellings et panoramiques lents à travers les arbres de la forêt et au long des couloirs miment les précautions in- quiètes d’un regard clandestin capté par le mystère. L’éclairage fortement contrasté des intérieurs auréole d’ombre l’éclat des présences, évoquant aussi bien l’obscurité d’embuscade des films de Lang ou Welles que la quiétude des tableaux de Rembrandt. Les violons romantiques appuient leurs crescendos menaçants et promettent l’aventure. On a dix ans et on se love avec gourmandise dans le fauteuil trop grand de la salle de quartier.

Si Petr Václav emploie le langage de la fiction cinématographique, cette dernière est également présente par les citations : les rapaces empaillés qui planent sur la solitude délabrée de ce vieux manoir sortent de Psychose. Comme Norman Bates conservait le cadavre momifié de sa mère, Mme Le Murie sanctuarise la chambre de son frère et le bureau de son père, en recouvrant les meubles de draps blancs qui peuplent la demeure de linceuls flottants. Lorsque son reflet figé apparaît dans un vieux miroir, elle rejoint les portraits peints de sa famille défunte et s’efface dans le même contour bleuté qui nimbe les fantômes de Tarkovski.

À cette atmosphère inquiétante s’opposent les plans fixes de clairières ensoleillées où les feuillages moirés qui bruissent de sollicitude au-dessus de la minuscule silhouette de leur gardienne évoquent les paysages avec figure de Poussin ou Ruysdale. Dans ces derniers, l’homme retrouve son statut d’élément de la nature et de détail. Quant aux chats de la cuisine qui jouent parmi les ustensiles de terre ou d’étain, ils évoquent les natures mortes de Chardin.

L’inscription de ce film dans le champ de la fiction par l’emploi d’un langage propre à cette dernière et de pellicule 35 mm, entraîne le spectateur sur une fausse piste. Car Mme Le Murie reste un film documentaire : le portrait d’une vieille dame, dernière survivante d’une famille noble, qui raconte son histoire et celle de sa famille. La fiction est présente dans la forme, mais ne défait pas la réalité. Ici, fiction et réalité avancent ensemble. Il s’agit d’un conte et les images des affairements domestiques de Mme Le Murie (elle cuisine, porte des seaux au chant du coq, arrache les mauvaises herbes) sont des effets de réel. C’est un documentaire et la tonalité mineure de la musique en contrepoint des images les déréalise en investissant la trivialité des gestes d’une portée magique.

De même, les récits en voix off de Mme Le Murie sont à la fois ceux d’une chronique familiale et un mythe narrant l’origine et la fin du monde. Elle nous parle d’un âge d’or aussi réel que fictif, où l’homme vivait en harmonie avec la nature et à l’achèvement duquel son frère, dont une photo atteste la beauté fragile, n’a pas survécu. Pythie hallucinée, elle annonce la fin de l’ère quaternaire en en pointant les signes annonciateurs. Ces derniers (trou dans la couche d’ozone, disparition des forêts pluviales) ne sont peut-être qu’un écho sénescent des médias alarmistes, mais la solennité hiératique avec laquelle elle les énumère réveille notre crédulité. De sa voix sans âge, elle explique que le temps est une illusion en évoquant Einstein, et le prouve en racontant que sa montre et l’horloge du salon se sont arrêtées à jamais sur les heures tragiques de son existence. Quant au récit inaugural de dévastation et de carnage, il est aussi bien celui d’un déluge que la réminiscence des barbaries nazie et communiste.

Barthes écrivait que les romans du XIXe siècle nous ont appris à tomber amoureux. Nous élaborons notre rapport au réel au moyen des fictions qui structurent toute culture. Nous reconnaissons ce qui nous arrive parce que nous l’avons lu ou vu. « Ça donne mal à la tête… cette conscience que nous avons une capacité limitée pour penser et que tout ce qui nous entoure est vrai, que ce n’est pas une chimère, que ce n’est pas un mirage, que c’est la réalité » commente Mme le Murie. En ne dissociant pas réalité et fiction, Petr Václav ne réalise pas un film « impur », mais se situe en deçà de cette séparation artificielle, et nous restitue le regard antique qui est au monde par les mythes. La beauté de Mme Le Murie tient pour une part à cette réconciliation.

Antoine Garraud

Sirius en son reflet

Avant de lire, il semble préférable de voir le film… Un des enjeux essentiels de Meet you in Finland Angel réside précisément dans l’hésitation qui tenaille le spectateur à propos du statut du film. Dès les premières images, Meet you… ouvre en effet deux pistes a priori différentes et qui s’avéreront indissociables. Une main feuillette quelques pages manuscrites alternant avec des dessins sommaires d’extra-terrestres ; une musique électronique fait la transition avec le plan d’un immeuble caressé par la neige et qu’on croirait extrait de l’univers burtonien.

Une fiction de série Z ? Un pastiche de documentaire ? Le spectateur oscille entre les deux options… D’autant que, dès son apparition à l’écran, Anne, le personnage central, affiche dans ses yeux sa connivence avec la caméra. D’autant qu’un plan extérieur sur la fenêtre de sa cuisine la montre éclairée d’une lumière inhabituelle ressemblant fort à un projecteur. D’autant qu’entre les mains d’Anne, une jarre explose en laissant apparaître un personnage habillé en chevalier de l’espace… Etc.

Fiction ou pastiche ? Cesse-t-on de se poser la question ? Le réalisateur de Meet You in Finland Angel parvient à déplacer notre regard : fiction ET pastiche, invention ET réplique… Aucun humain ne peut sortir de cet entre-deux. Comme vous et moi, Anne est le personnage principal de la fiction qu’elle se raconte à elle-même, et elle semble rejouer les mêmes scènes de milliers d’histoires déjà écrites – ici des histoires d’ufologie.

Aux deux tiers du film, en voix off, Anne révèle qu’elle a été enlevée à plusieurs reprises par des extraterrestres pacifiques, que, sur Sirius, ils ont sauvé l’enfant dont elle était enceinte, que là-bas, sa fille l’attend… A ce moment précis, Anne regarde muette par la fenêtre : en plan serré, le verre de ses lunettes reflète un arbre enneigé ; le cadre s’élargit et découvre l’image réelle de l’arbre. Le réalisateur donne ici la clef de son film : le reflet précède le réel. Pour faire le film comme pour le voir, il lui/nous faudra porter les lunettes d’Anne, regarder par ses yeux, il lui/nous faudra aller au-delà de ses paroles et penser par sa pensée. Comprendre (faire nôtre) la version de la réalité qu’Anne a élaborée – au demeurant ni guère moins crédible, ni guère plus efficace que toutes celles que nous nous racontons… Le spectateur devra la croire non sur parole, mais sur croyance – elle seule rappelle l’événement miraculeux, elle seule maîtrise le sens de la narration, son mari commente uniquement son quotidien. Le spectateur admettra-t-il que le mari d’Anne est devenu peintre du jour au lendemain, qui plus est copiste de van Gogh, qui plus est capable de se rappeler les souvenirs du peintre comme s’ils étaient les siens ? A cette seule condition, il élargit son cadre (de vision, de pensée, de conscience) : il sort de lui-même et rencontre l’autre.

L’acte documentaire du réalisateur est d’offrir à cette femme une écoute attentive, et, cadeau entre les cadeaux, de mettre en scène fidèlement et humblement (décor, costume, effets spéciaux) la fiction qui l’anime – on imagine Anne conseiller le réalisateur : « Non, ça ne s’est pas exactement passé comme ça, plutôt comme ça… » La ferme conviction d’Anne est d’être de passage sur terre, dans l’attente de rejoindre sur leur planète ces êtres spirituels qui lui ont procuré tant de bien-être, surtout retrouver sa fille. Soit. Le documentaire se clôt sur l’état limite de cette femme : Anne revêt le costume des habitants de Sirius, elle erre au milieu d’un paysage transfiguré par sa croyance, elle embrasse enfin son ange de l’au-delà… Le plaisir qu’elle prend à incarner sa fiction intérieure semble l’apaiser ; pour la première fois, elle ne joue plus de rôle, elle semble devenir elle-même. Le réalisateur est-il allé trop loin ? La « juste distance » prend ici une forme subtile. En une courte séquence décisive, entre crédulité et incrédulité, la petite fille qui interprète l’enfant d’Anne semble nous alerter : à trop croire à sa propre fiction, chacun prend le risque de s’y réduire et de transmettre une part d’être figé…

Sébastien Galceran

Nature morte

Un travelling au cadre serré survole de près racines, herbes sèches, forêts dénudées. On a l’œil dessus et aucune possibilité de distance. Tous les repères sont brouillés. Le sens échappe, puis, comme des pièces de puzzle, les morceaux se recollent petit à petit. Une douce voix féminine évoque le village de son enfance à la lisière d’une épaisse forêt et d’un beau lac, ravagés depuis qu’ils subissent la proximité d’une usine d’affinage de nickel. Ce n’est qu’en rêve que la narratrice peut retrouver son village natal.

La femme s’appelle Natalia et vit avec son compagnon Igor et sa fille de onze ans, Katia, dans la ville de Monchegorsk au nord de la Russie. Igor travaille dans la section 8 de l’usine d’affinage, la section la plus dangereuse.

Susanna Helke et Virpi Suutari ont fait le choix radical d’isoler complètement Natalia, Igor et Katia du reste du monde (en dehors de quelques rares apparitions de proches de la famille). Comme s’ils étaient les seuls survivants de la catastrophe. La ville est désertée (Katia joue avec une amie sur un immense parking vide entre deux barres en béton préfabriqué), l’usine et sa fumée blanche menacent au loin. On songe aux personnages des pièces de théâtre d’Edward Bond, survivants d’un futur post- atomique. Le film présente une famille qui s’efforce de préserver un quotidien normal dans un contexte tragique et dangereux. Ils vaquent à leurs occupations : un très beau plan réunit deux espaces – cuisine et chambre- séparés par l’épaisseur d’un mur, une sorte de split-screen dont le caractère artisanal est trahi par le passage d’Igor d’un lieu à l’autre. Ou bien : réunis sur un canapé, ils feuillettent une revue de voitures. Ou encore : dans la cuisine, Katia collectionne des autocollants pour gagner un voyage à Eurodisney. Une famille banale. Pourtant certains comportements les singularisent : cette constante attention portée à l’autre, ce chuchotement, qui disent à la fois le tragique de leur condition et leur entente. Comme si, dans le désastre qui les environne, ils savaient aller à l’essentiel pour préserver ce qui leur reste de plus précieux : leur amour. Les plans fixes sans coupes traduisent la même intention : on voudrait que le cadre nous maintienne éloignés du reste, qu’il soit étanche à la pollution, la dévastation, la destruction autour et qu’il devienne un endroit qui préserve et sauve. Mais, toujours, de manière obsessionnelle, les images des arbres morts reviennent, nous hanter, nous rappeler la réalité. Elles évoquent certaines installations de Giuseppe Penone et mêlent tragiquement la beauté et l’horreur.

Ce qui pour nous est séparé – images de l’intimité familiale et celles de la dévastation – est une seule réalité pour les trois protagonistes. Natalia, Igor et Katia sont acclimatés à un environnement hostile. Tout comme les moustiques et bien mieux que les oiseaux et les poissons qui, eux, ont succombé. Les réalisatrices filment à un endroit où la capacité de persistance de l’homme n’a d’égal que celle des insectes, organismes survivants à tous les biotopes.

Même si dehors les arbres sont morts et l’air irrespirable, même s’il faut régulièrement aller au sanatorium pour se faire des cocktails d’oxygène, l’homme s’adapte. Monchegorsk prend le visage d’une prémonition d’un monde à l’avenir sombre. Et les trois personnes deviennent des exemples de dignité.

À Monchegorsk, le désastre a déjà eu lieu. Mais pour Igor, Natalia et Katia le pire reste à venir. Les symptômes de la maladie se font sentir. La caméra en scrute de près les signes. Dans un double geste qui à la fois annonce la fin et cherche à recueillir ce qu’il y a de précieux dans leur quotidien. Et dans l’intention de les protéger en fixant à jamais ces quelques instants de leur vie. Même si l’acte de filmer ne les sauvera pas.

Christine Seghezzi

Usage de la vie

Sonja Lindén a un père hors du commun. Pendant une année, la réalisatrice a filmé sur une île au nord de la Finlande la vie en solitaire de Krister. Connecté au monde des humains via les coups de téléphone passés quotidiennement à sa femme hospitalisée et l’écoute de son immense collection de rares enregistrements musicaux. Les écrits de cet homme qui se font voix off sont le fondement du film. Sans être omniprésents, ce sont eux qui permettent de transcender les images insulaires. L’exilé écrit un texte d’un genre particulier. À la fois des recommandations simples, extrêmement détaillées, sur l’entretien de la motoneige par exemple, ou la protection de la maison du froid ; ou bien des conseils (se méfier des avocats), ou encore, des devoirs à accomplir (écouter un morceau de la collection musicale par jour). L’organisation pratique de ses obsèques en fait partie également. Le tableau brodé « Au début, l’homme créa Dieu » occupe une place centrale dans sa maison. Il ne faudra jamais l’enlever, exige l’homme.

Aucune distinction entre les valeurs de ces paroles : entretenir une motoneige ou défier Dieu fait partie d’un seul et même être. Le texte, dit avec la puissante voix de Krister, n’a pas la fonction de commenter ou de raconter. Il devient l’essence même d’une existence. Mode d’emploi d’une vie en solitaire et commandements à l’usage de la descendance ; organisation de la filiation et de la disparition : la vie se fait préparation à la mort. Sans tristesse, ni regrets.

Dans No man is an island, le texte est un dépassement de l’image de la réalité. Sonja Lindén focalise son attention sur les gestes du quotidien de Krister, qui par là prennent une valeur d’exemple. Elle filme le présent qui se fait action lors de moments précis de l’année : abattre un arbre, profiter des premiers rayons de soleil après un long hiver, se débattre avec la tondeuse à gazon, construire son cercueil… Dans un décor qui se limite à la maison et ses alentours – la forêt et l’eau – des longs plans séquences au cadre fixe traduisent le  rythme de vie de l’homme vieillissant qui grâce au texte prennent une valeur non pas religieuse mais spirituelle. Le découpage narratif est minuté avec une précision d’horlogerie. Quatre séquences d’exactement dix minutes chacune présentent successivement les quatre saisons. Malgré cette rigueur formelle, la structure narrative est dépourvue de toute rigidité. Le passé fait immersion dans ces images du présent absolu à plusieurs reprises à travers des plans en noir et blanc d’un garçon seul, face caméra, dans une rue de ville ou celles d’un couple de mariés. Des instants de réminiscence à répétition. Une délicate et subjective traduction formelle de la mémoire. Passé, présent et avenir (mort et descendance) se trouvent ainsi réunis dans le film. « Aucun homme n’est une île » : le titre trouve alors toute sa signification. L’homme, aussi éloigné des humains soit-il, n’est pas un « isolement ». Il s’inscrit dans un temps et une généalogie, réelle ou symbolique.

La fille filme son père. Sonja est personnellement concernée par la transmission qu’organise Krister. Elle ne suivra probablement pas ses recommandations et ne s’installera pas sur son île. Elle préfère le filmer et ainsi transmettre à son tour. Face à l’exigence de son père qui pousse aux limites la correspondance entre actes et paroles, le spectateur est convoqué en témoin (absent sur l’île) et inclus dans une filiation symbolique. Un procédé déroutant.

Au terme des quarante minutes, tout est dit et la mort peut advenir. Reste un court texte final offrant un étrange moment de fusion entre personnage et cinéaste, entre père et fille, entre présent et néant, rêve, réalité et cinéma : « Comme le rêve d’un rêve, je suis venue au monde. Mon esprit est à l’aise. Un jour, je disparaîtrai comme la brume au matin. », dit la réalisatrice en off, pendant qu’à l’image, le père disparaît dans le blanc de la brume au-dessus du lac.

Christine Seghezzi

Les elles de l’île

« J’avais l’impression par exemple, que l’île […], était une créature vivante. Elle nous détestait ou nous plaignait selon la façon dont nous nous comportions, cela dépendait de notre attitude ou de sa propre humeur. » (Tove Jansson : Haru An Island –1996)

C’est ainsi que Tove Jansson évoque la relation que sa compagne et elle-même ont entretenue avec l’île de Haru, dernière île dans l’archipel Pellinki en Finlande et sur laquelle elles passèrent vingt-cinq étés. Cette relation fait également l’objet de films super 8 tournés entre 1970 et 1991, en majorité par Tuulikki Pietilä (dit Tooti), sa compagne, artiste graphique. Une partie de ces images utilisées par les réalisatrices, Kanerva Cedenström et Riikka Tanner, restitue, au gré du texte Haru – An Island, l’univers intime de Tove Jansson et de sa compagne, étroitement lié à cette île inhabitée du bout de la Finlande.

Mer, reflet, éclat, respiration, souffle, tout est organique autour d’elles. Une solitude composant avec le paysage les couvre, les absorbe, mais comme Tove Jansson l’écrit dans son texte, cette solitude n’est pas pour autant l’isolement. Sur l’île, les rapports humains n’obéissent plus aux codes sociaux urbains. Ce qui peut être isolement en ville ne l’est plus ici. Les relations se calquent sur le rythme de vie de Haru. Avec celle-ci, la présence de Tove et Tooti constituent un espace géographique propre, autonome, une dimension au sein de laquelle les valeurs du monde extérieur ne pénètrent pas. Leur démarche s’apparente à ce que l’on pourrait nom- mer, après Deleuze, « rapport avec le dehors ». Le travail des réalisatrices, associant images et lecture du texte de Tove, restitue cette notion. C’est l’établissement d’une relation avec l’entité de l’île qui est recherchée. Une communion avec sa temporalité. « Nous voulions observer l’éclosion du printemps », écrit-elle en racontant leurs départs pour Haru, programmés dès mars.

Le travail élaboré par les réalisatrices sur l’ambiance sonore ravive le présent de cette relation. Les images super 8 sont prolongées dans le présent par les sons qui leur sont associés : musique, bruits de vagues, piaillements de mouettes, vent… Cela instaure un véritable contact intime entre le monde passé de cette île et le présent du spectateur. Le texte joue également un rôle prépondérant dans l’actualisation de ce passé. La sensibilité qui s’en dégage, la pertinence de son agencement avec les images donnent corps et chair à l’espace temporel de cette île. Grâce au montage sans date précise, sans intrusion en voix off des réalisatrices, le spectateur se retrouve entièrement libre de se laisser guider par le regard de Tove ou Tooti, de vivre au rythme de leur quotidien.

Si l’image fantasmagorique de l’île tint pendant longtemps une place de choix au sein de l’imaginaire collectif, notamment depuis le Siècle des Lumières où le mythe de l’Ãge d’Or se développa, Haru va à l’encontre du stéréotype exotique. Cette terre déserte, sobre et grise tolère les deux femmes, recouvrant d’une année sur l’autre une surface pierreuse qu’elles tentent de nettoyer. Elle va jusqu’à leur rappeler son droit de vie et de mort sur ceux qui s’engagent sur ses eaux en dérivant un bateau près de leurs côtes. Cette dureté fera naître chez Tove, au cours d’un été, une crainte de la mer. Ce sentiment nouveau, dans lequel la vieillesse y est pour beaucoup, entraînera la fin de cette aventure annuelle.

Tout au long du film, les réalisatrices diffusent peu d’images nettes des deux femmes, leur préférant des portraits fugaces ou dissimulés dans la pénombre. Ainsi, à la moitié du film, les apparitions de Tove et Tooti se raréfient plus encore jusqu’à la venue du seul gros plan : celui de Tove extrêmement vieillie. L’absence de précision temporelle, notamment celle que les visages auraient pu apporter, permet au spectateur d’évoluer dans un espace-temps unique, sans réaliser le passage des vingt-cinq saisons. Le film apparaît donc comme un seul été, symbole de tous les autres, jusqu’à cette dernière apparition de Tove Jansson rappelant que tout a une fin…

Sandrine Domenech

  1. Tove Jansson est surtout connue pour avoir créé durant la Seconde Guerre mondiale, l’univers du personnage Moomin, afin d’offrir aux enfants, disait-elle, un monde imaginaire dans lequel ils puissent s’échapper.
  2. Gilles Deleuze et Claire Pernet, Dialogues–Flammarion, 1996.

Lestée d’une bulle de savon

Lilli a treize ans et regrette déjà l’insouciance de son enfance. Petit fantôme enfermé dans sa chambre, Lilli rêve de liberté. « Je veux être un éléphant », lance une voix off au début du film avant de marquer une pause et d’ajouter : « Je veux être une bulle de savon ». Sur le même ton qu’une enfant exigerait une glace à la fraise, l’adolescente Lilli quémande un peu de leste pour sa vie – en clair, une identité. À l’image de ces bulles de savon qui virevoltent dans sa chambre, Lilli aimerait aussi de la légèreté pour s’envoler, être libre, indépendante. Lilli veut vivre.

Ce premier film d’Oliwia Tonteri est la mise en image du journal intime de Lilli, décédée à l’âge de 20 ans d’une overdose. C’est le récit d’une lente autodestruction, à la fois redoutée et souhaitée par la jeune Lilli, comme si sa déchéance et sa souffrance étaient la preuve de son existence (« Toute cette “grotesquerie”, c’est beau et effrayant ! »). Au contact d’une écriture pas si enfantine et consciencieusement tracée au bic bleu, le film égrène ses dernières années. 1992, 13 ans : Lilli rêve dans sa chambre d’enfant. 1993 : Lilli fugue et crache sa colère à la figure de ses parents. 1995 : Lilli découvre un remède à son mal-être (« J’ai trouvé ma perdition ») et se prend à rêver d’une « collection de drogues dans des petites boites très pratiques et très jolies » pour choisir entre herbe, ecstasy, champignon, cocaïne, acide ou gaz hilarant selon ses états d’âmes et ses humeurs. En tout, sept années de petites joies, d’angoisses, d’espoir, d’amour et de douleur.

Lilli s’apparente à un rêve – ou un cauchemar, c’est selon. On ne voit pas Lilli, Lilli est morte, mais le film est habité par son fantôme qui apparaît ici et là via quelques courts extraits de films de famille, quelques autoportraits dessinés au même bic bleu ou un photomaton pris lors d’un « délire » aux champignons. Le tout se mêle à des images furtives au rythme saccadé, allégories du texte ou courtes mises en scènes proches du sketch délirant où les symboles foisonnent… Quand les écrits de Lilli sont gais, la caméra prend de la hauteur. On vole, tel un oiseau ou une bulle de savon pour découvrir des paysages, entendre le bruit du vent, apercevoir le soleil – c’est le bonheur, la liberté, la concrétisation de ses rêves d’enfant. Quand Lilli chute, rechute, raconte l’abîme de la seringue ou la perte de l’être aimé, on se retrouve face à un mur, qui défile comme dans un ascenseur sans porte – la descente est vertigineuse. Parfois, Lilli s’accroche, reprend espoir. Alors l’ascenseur remonte, les bulles de savon réapparaissent. Rythmique ou organique, berçante ou assommante, la musique devient battement de cœur, chronomètre, cris de joie, de fierté ou de détresse.

Se repasser ce film, c’est entrer dans l’inconscient de Lilli et plonger délicieusement en enfer. Car si la jeune femme va doucement vers sa perte, elle le fait avec candeur et espoir, voire avec fierté et panache. Pour le spectateur, Lilli est un shoot, une hallucination sous champignons de 26 minutes. On en ressort groggy. Le hors-champs du film est cette Lilli, creusant son papier sur les jours et les années. Avec légèreté, irrévérence, colère et parfois même avec humour, Lilli dénude son intimité. On la ressent. On l’accompagne. Et l’on finit par couler à ses côtés.

Anne Steiger

Chatoiement

De quelles chatoyantes étoffes les rêves des jeunes filles d’aujourd’hui sont-ils tissés ? Dans un quartier populaire de Téhéran, quelques lycéennes sont interrogées sur la façon dont elles se représentent leur avenir. De la formulation d’un désir à l’expression lucide des contraintes qui pèsent sur leurs futurs et leurs imaginaires, leurs paroles dessinent un portrait aigu et contrasté de la société iranienne. Rêve de soie, entièrement construit autour de cette parole recueillie dans l’enceinte même du lycée, est aujourd’hui censuré en Iran. De retour dans son ancien lycée, la réalisatrice qui dit avoir voulu être sage-femme recueille des désirs émergents et des rêves en devenir : l’étonnante beauté de ce film, tout comme son pouvoir de subversion pour la société iranienne, provient directement de la force avec laquelle émergent ces désirs entre les épais murs d’un lycée de Téhéran.

Entre désir singulier et contraintes sociales, est-il encore possible de mettre en mouvement les sombres tissus qui enserrent le corps des jeunes iraniennes ? Dans l’une des premières scènes de Rêve de soie, la réalisatrice compte le petit nombre de jeunes filles qui croient en leur rêve. Pour dire la force des carcans sociaux, familiaux et scolaires qui emprisonnent ces jeunes iraniennes, Nahid Rezaei commence par rappeler l’obstruction de leur imaginaire et de leur désir. Mais lorsque l’une d’elles déclare d’un ton définitif que « les femmes ne peuvent pas avoir de rêve en ce pays », le rire qu’elle provoque chez les autres – et qui entraîne le sien – rappelle la distance qu’elles entretiennent à l’égard d’une conception résignée du « sort des femmes en Iran ».

Cette capacité à s’éloigner des discours attendus semble animer sans cesse leurs paroles et leurs gestes. Et cet écart pourrait bien être l’exact reflet de la distance prise par la réalisatrice vis-à-vis des représentations traditionnelles de la jeunesse iranienne.

Les étoffes les plus lourdes finissent par prendre le pli des êtres qui les endossent. Pour ces adolescentes soumises à des examens difficiles et à une discipline sévère, l’entrée à l’université détermine le choix d’un métier, d’un mari et d’une situation sociale : « avoir un diplôme, ça permet d’assurer les arrières au moment du mariage ». Nahid Rezaei filme la façon dont la pression scolaire s’incarne dans des corps de jeunes filles : une jeune fille éclate en sanglots, une autre brandit sa colère, une troisième décrit en souriant les crises d’angoisses déclenchées par sa peur de ne pas réussir. Les lycéennes évoquent les règles et les punitions, les objets confisqués et les expulsions pour « faute de conduite ». Mais elles se moquent des règlements infantilisants, racontent doucement leurs incartades et leurs « bêtises ». L’alternance entre des plans serrés sur des salles de classes surchargées et des plans plus larges sur des cours lumineuses éclaire peu à peu la grâce et les désirs de ces corps de jeunes filles. Au-delà de la description d’une vie fortement contrainte par l’institution scolaire, la réalisatrice parvient à saisir délicatement l’inventivité renouvelée avec laquelle elles bravent les interdits et se dérobent au regard des surveillants.

« Mon plus grand désir est de me cultiver », dira l’une d’elles. Ainsi leurs manières de revêtir leur costume de lycéenne et de se conformer aux attentes de l’institution sont-elles d’une belle ambivalence. L’unique apparition d’une figure professorale montre la façon dont l’école les exhorte à dépasser, par le travail et la connaissance, les questionnements liés à leur identité sexuelle : « N’est-ce pas notre humanité qui prime ? Notre identité en tant qu’être humain constitue la vérité de notre existence. En vous cultivant, en réfléchissant profondément, vous arriverez aux bonnes conclusions », leur dit le professeur. À cet enseignement qui tend à les désexualiser, elles opposent une résistance sourde que trahit la violence de leur propos et de leurs désirs : « Je voudrais être un garçon […] et taper les filles ». Mais la lucidité et l’intelligence avec laquelle elles évoquent leurs vies et leur pays suggèrent également l’ambivalence de cette conception de la culture : est-ce dans ce savoir désincarné et fortement coercitif qu’elles puisent une philosophie de consolation ? Est-ce à cet impératif de savoir et de réflexion qu’elles doivent une part de leur sagesse et de leur étonnante capacité à se réjouir ? « Le bonheur est dans le rire, le rire rend heureux, regardez-moi, je ris tout le temps » – le rire et la joie, ultimes façons d’habiter un présent qui les oppresse.

Dans un coin de la cour, quelques jeunes filles parviennent habilement à s’échanger un miroir, objet interdit dans l’enceinte du lycée : de quel improbable avenir l’énergie de ces jeunes filles est-elle le reflet dérobé ? Comme un rire se propage d’un corps à l’autre, leur grâce et leur joie traversent le film, d’une parole à l’autre, d’un désir de pur amour à celui d’un Iran idéal, jusqu’à ce que s’élève un chant contre un mur de l’école et que rien ne demeure qu’un intemporel « rêve de soie ».

Nathalie Montoya

La maison cinéma

Lieu de confrontation aux limites et aux interdits, la maison est l’endroit où s’élaborent – en partie – le narcissisme et la notion de sécurité. En Iran, elle est aussi la frontière hypersensible entre sphère publique (régie par la loi islamique) et sphère privée (seul espace disponible pour expérimenter librement l’être-ensemble). Déménager entraîne la perte de repères et la nécessité d’en construire de nouveaux : habiter une nouvelle enveloppe suppose avoir fait le deuil de l’ancienne.

Dans une république islamique où il s’agit de rompre avec le passé impérial, le déménagement apparaît comme la répercussion lointaine – et la métaphore intime – de la Révolution sur les individus. Comme il scénographie l’enchaînement séparations / reconstructions, le déménagement devient un mouvement intensément cinématographique.

Produit par le nouveau ministère de l’Habitat, Les Locataires d’Ebrahim Mokhtari (1982) est censé montrer la nécessité du remaniement de la loi, antérieure à la Révolution, qui régit le système locatif. À travers quelques situations paradigmatiques, Mokhtari radiographie la crise du logement dans les quartiers populaires de Téhéran. Les scènes de négociation au cours desquelles des fonctionnaires tentent de concilier les litiges entre propriétaires et locataires, s’achèvent par l’énoncé lapidaire du délai accordé pour quitter les lieux : quinze jours, un mois. La position de Mokhtari est inconfortable : légitimé par l’administration, il est pris à témoin par les locataires et sommé de réagir à leur infortune. Le film enchaîne les séquences crescendo. Dans des appartements vidés manu militari ou devant leurs meubles entassés sur le trottoir, des locataires humiliés témoignent. Une bagarre éclate, les insoumis sont aussitôt arrêtés par la police. Face à la caméra, une mère de famille se révolte et en appelle au gouvernement dans un sanglot. Avec cet épilogue poignant, Mokhtari achève de soustraire le film à l’esprit dicté par le ministère et, par la voix de cette pasionaria des délogés, creuse un précieux espace d’expression.

Vingt ans plus tard, la difficile recherche d’un logement resurgit comme topos du cinéma iranien avec Our times de Rakhsan Bani-Etemad. Tel n’était pas le projet initial de la réalisatrice : son intention était de témoigner d’une époque à la faveur de l’élection présidentielle de 2001, de filmer l’engagement de sa fille dans la campagne de soutien à Mohammad Khatami, son euphorie de jeune électrice dans les beaux quartiers de Téhéran. Mais la rencontre avec Arezou – anonyme citoyenne dont la candidature à cette élection est déclarée irrecevable parce qu’elle est une femme – fait bifurquer le film. Bani-Etemad s’attache aux espoirs et aux rêves de cette jeune femme aussi idéaliste que déterminée. Quand Arezou est brusquement contrainte de déména-ger, le film l’accompagne dans ses démarches pour trouver un nouvel appartement ; il devient la chambre d’écho des violents refus qu’elle essuie et de la stigmatisation que provoque son statut de mère célibataire. Plié sur l’axe nord/sud qui fracture la ville, Our times révèle deux couples mère-fille en miroir : au nord, la cinéaste et sa fille ; au sud, Arezou et la sienne. La première est une documentariste respectée, la seconde une candidate impossible et la victime réelle d’une société oppressive.

« Il n’y a guère d’antidote au pouvoir que l’inventivité, la poiésis », écrit le psychanalyste Philippe Garnier. En plans rapprochés, It’s a Sony s’ouvre sur la cohabitation de trois hommes dans une pièce exiguë : l’un se plaint d’être à la charge des deux autres (on les devine ouvriers), l’autre sort du champ, descend une échelle. Extérieur jour : il prend une douche. Très lentement, la caméra découvre une dizaine de mètres au-dessus de lui… une enseigne lumineuse géante de la multinationale Sony. Dans le travelling final sur l’autoroute, d’autres panneaux publicitaires défilent.

On se prend alors à imaginer autant de phalanstères minuscules et suspendus… Cette forme d’habitat n’aurait plus rien de contraint ni de précaire, mais serait l’invention sublime d’une nouvelle manière d’habiter Téhéran, d’une liberté – et d’une solidarité – retrouvée, entre ciel et terre.

Bâtir des maisons de pellicule pour soustraire les êtres à la mort est l’obsession originelle du cinéma. Cela prédisposait sans doute les cinéastes à se pencher sur la question du logement, à aller vers ceux qui habitent la même maison depuis un demi-siècle, ceux qui n’en ont plus, ceux qui en cherchent une désespérément… En Iran aujourd’hui, l’espace public se réduit comme une peau de chagrin. S’il apparaît qu’un certain cinéma s’est pris de passion pour la ville, c’est peut-être que les cinéastes iraniens remplissent la fonction par doxale de créer du vide ; un vide nécessaire pour habiter un lieu – au sens d’un investissement par un sujet – et pas seulement l’occuper. Grâce à ces espaces filmiques qui sont autant de lieux intervallaires, Rakhsan Bani-Etemad, Ebrahim Mokhtari, Saman Salur et bien d’autres permettent la circulation et la vie.

Céline Leclère