À qui perd gagne

Que se passe-t-il quand Godard réalise un film sur un mathématicien ? Par quelles voies le poète en cinéma essaie-t-il de saisir une pensée scientifique ?
Avec René, Godard subvertit le genre convenu de l’entretien grâce à son inimitable nonchalance et une réalisation surprenante.
Dans son film, deux formes d’esprit se rencontrent et se percutent. Celle du cinéaste se fonde sur l’association d’idée, l’analogie et l’approximation. Elle a pour elle la légitimité d’une pratique artistique et du dispositif filmique. En face, le mathématicien René Thom raisonne logiquement avec méthode et rigueur, pour tenter de vulgariser sa « théorie des catastrophes » mondialement reconnue.
Dans un premier temps, Godard, jamais visible à l’écran, donne l’impression de ne pas résister à la tentation d’user à plein des moyens expressifs que lui offrent montage et effets spéciaux.
Au tableau noir sur lequel Thom trace à la craie figures et symboles, il oppose un écran transformé par la palette graphique en tableau transparent, où s’incrustent avis tranchés (« faux, non-sens »), jeux de mots et schémas un peu fantaisistes, comme autant de commentaires mettant à distance certaines paroles de Thom.
Aux métaphores explicatives du scientifique, répondent des insertions d’images connotées, proposant au spectateur d’autres lectures, politiques, artistiques, ludiques, de l’échange en cours.
Est-ce à dire que le cinéaste voudrait faire valoir ses points de vue au détriment du sujet filmé ? Il serait tentant de le croire, mais à mieux y regarder, il n’en est rien.
Avec son attitude d’élève un peu paumé mais appliqué, Godard se livre à une sorte d’autodérision qui décrédibilise l’hypothèse qu’il veuille avoir raison. Comme un cancre arrivant à poser des questions auxquelles les premiers de la classe ne songeront jamais, il amène le mathématicien à exprimer des convictions personnelles qu’il n’aurait pas livrées autrement.
En créant une concurrence artificielle entre le système du film et l’exposé du scientifique, il réalise subtilement un report de sympathie en faveur de celui qui en est la victime. Thom, par sa patience et sa bienveillance, paraît d’autant plus sympathique qu’il s’efforce d’accepter cet esprit intuitif et tâtonnant, aussi éloigné du sien soit-il, qui l’interroge et joue avec lui.
Avec ce qu’il inflige au spectateur – frustration du regard empêché de voir ce qu’écrit Thom, paroles parfois rendues inaudibles, surcharge visuelle des incrustations – Godard active une envie de comprendre qui tente de surmonter ces obstacles, s’irrite de ces procédés, bien qu’elle en soit peut-être aussi le fruit.
La forme profite donc ici paradoxalement, non à celui qui semble se mettre en avant, mais au mathématicien pour lequel travaille tout le film.
Avec Nombres et Neurones de Benoît Jacquot, la tension a lieu cette fois, non entre réalisateur et penseur, mais entre deux scientifiques devant la caméra. Ce qui fait difficulté n’est plus du côté du dispositif, mais au niveau des propos échangés.
La controverse réunit le mathématicien Alain Connes opposé à un neuro-biologiste, Jean-Pierre Changeux, qui conteste que les objets mathématiques puissent exister en dehors de l’esprit humain. Il est parfois ardu de suivre ces échanges denses et vifs qui jonglent avec des références de spécialiste. Dans un tel débat interdisciplinaire, chaque polémiste convoque les théories de son domaine pour mieux contrer l’autre. Chacun lance à la dérobade des regards à l’objectif : Changeux avec un air assuré, l’autre plus inquiet. Vers la fin de la séquence, Connes s’assure que la caméra le filme bien et se lance alors dans une démonstration, pour lui décisive. Mais rien n’y fait, l’autre n’a de cesse de lui couper la parole, de lui refuser son écoute. Connes prend alors à témoin la caméra en la fixant, puis regarde quelqu’un hors-cadre, sûrement un technicien, auquel il adresse son argumentation comme à un destinataire de substitution. De la sorte, en passant par le dispositif de tournage, il s’est sorti de la redoutable double contrainte où le maintenait son contradicteur qui lui destinait l’injonction « Explique-toi ! » conjuguée à un « Je refuse de t’écouter ! ».
Les deux films convergent sur l’impression que, même si nous ne parvenons pas toujours à juger de la valeur des discours avancés, notre intérêt et nos faveurs se reportent sur celui qui, mis en difficulté, sait faire preuve de finesse et d’ouverture devant des comportements obtus, voire déroutants. L’intelligence qu’ont les sujets filmés du dispositif de tournage, rejoint alors les émotions et interprétations d’un spectateur impliqué par ces corps qui se risquent à penser devant l’implacable regard machinique de l’objectif.

Étienne Armand Amato

De l’abstrait au visible

Qu’est-ce qu’une pensée filmée, enregistrée, reproductible à l’envi une fois mise en boîte ? Et avant tout, la pensée est-elle vraiment de l’ordre du visible, de ce qui s’enregistre ?
Pour commencer, il faudrait mettre toutes les chances de son côté et convoquer devant l’objectif un grand esprit, reconnu et reconnaissable : philosophes, scientifiques, longue est la liste… quelqu’un qui soit en mesure de répondre à l’exigence du visible, voire du spectacle.
Mais afin de percevoir un processus si immatériel et abstrait, peut-être vaut-il mieux retenir son souffle et se faire tout petit.
Certains, comme Stéphane Ginet devant le philosophe Paul Ricœur, préféreront donc la discrétion et la sobriété : un seul point de vue pour une caméra, des plans-séquences qui s’ouvrent par un titre et filment le grand penseur, éclairé devant un fond noir. Celui-ci a préparé son intervention et se livre à une présentation orale intitulée : Mémoire, Oubli, Histoire. Par une élocution claire et une attitude chaleureuse, il témoigne du véritable souci d’un destinataire qu’il tient pour attentif et sur lequel il veille, jusqu’à reformuler ses propos. D’emblée, cette réflexion filmée en désigne une autre, à la rencontre de laquelle elle va, celle du spectateur.
Un recadrage en zoom avant rapproche du visage concentré de Ricœur. Furtive, une autre pensée vient de sortir de l’ombre, celle du film cette fois-ci, qui voulait encourager l’attention mais n’est parvenue qu’à se faire découvrir.
Quitte à révéler clairement leur parti pris, d’autres réalisateurs recourent plus volontiers à une écriture filmique complexe, usant de ses ressources pour dynamiser le documentaire.
Jean-Claude Lubtchansky par exemple, choisissant l’entrevue avec son jeu de questions réponses, déploie de grands moyens autour d’Hannah Arendt. Des travellings circulaires et des zooms, de multiples plans et variations d’axes mettent en image la théoricienne, dont la permanence ressort grâce à tant de variations. Cependant qu’une voix off traduit en français les réponses d’Arendt, les rendant alors presque inaudibles, vient à l’esprit que la pensée en passe beaucoup par la parole et se dévoile dans ses inflexions, silences, hésitations, emportements.
D’ailleurs, que peut enregistrer une caméra, sinon en premier lieu une voix, un corps, où s’incarne une pensée qui les transfigure ? Suivant l’intuition d’un Wittgenstein qui affirmait « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine », le défi pourrait être relevé de la sorte.
La formidable galerie d’intellectuels que réunissent Knapp et Bringuier dans Bachelard parmi nous, souligne l’intime coïncidence du corporel et du conceptuel. Rassemblés autour de l’œuvre de Bachelard dont ils se sentent dépositaires, leur corps traduisent une intense activité intérieure. Certains regards pétillants semblent se porter sur un monde invisible, y discerner des objets abstraits flottant autour d’eux qu’ils ordonneraient à mesure que jaillit une parole sûre et précise. Les visages s’animent, se plissent, reprennent contrôle ; les mouvements des mains, du torse, de la tête, se font partition gestuelle.
Et de reconnaître, au travers de ces signes, une présence manifeste bien qu’invisible, qu’ils dessinent comme en creux : une pensée bouillonnante qui emprunterait tous les canaux physiques à sa disposition.
Pour autant, le cinéma ne se réduit pas à un simple enregistrement mécanique qui ne ferait que capter du « pré-existant ». Se contenter de prélever à sa source la réflexion d’un être filmé reviendrait à oublier une dimension essentielle, tant de la pensée que du cinéma documentaire : leur conscience d’eux-mêmes, leur réflexivité.
Une séquence du remarquable D’ailleurs Derrida l’illustre très justement. Le philosophe s’adresse en regard caméra à la réalisatrice Safaa Fathy. Il révèle : « On est en train, de façon très artificielle, de préparer un texte que vous allez écrire et signer, et dont je suis le matériau ». Aussitôt, le film accueille cette remarque en la relayant au montage par deux inserts montrant le plateau du tournage.
Précisément, par cette possibilité qu’il aurait de s’envisager lui-même, de se désigner comme s’élaborant, le documentaire serait peut-être l’un des mieux placés pour rencontrer cette activité réflexive qu’est la pensée. En aménageant un espace-temps où se nouent trois pensées, celle du réalisateur, du sujet filmé et du spectateur (potentiel ou réel), il leur accorde de se considérer mutuellement dans leur singularité.
Du coup, la question semble s’être déplacée : plutôt que de filmer une pensée présumée visible, il s’agirait davantage de tirer parti d’une intangible mais puissante relation documentaire. Car celle-ci tisse au sein et autour du film des dimensions ouvertes et réciproques qui engagent les pensées en présence à faire œuvre de cinéma.

Étienne Armand Amato