Toute la mémoire du monde

À l’issue du séminaire sur Srebrenica et avant son intervention dans le cadre de « La bonne distance », nous avons rencontré Annette Wieviorka.

Pouvez-vous faire un bilan de ces deux jours autour de Srebrenica ?
D’abord je ne suis ni spécialiste des Balkans, ni du cinéma. J’étais ici en tant qu’historienne ayant travaillée sur la seconde guerre mondiale et les questions de mémoire. Ce qui m’a beaucoup intéressée, c’est de voir comment un savoir, un savoir-faire acquis dans un domaine pouvait finalement en éclairer un autre. Ici, c’était Srebrenica. Les débats ont porté sur les questions de point de vue, sur la capacité du documentaire et de la fiction, avec Warriors, à rendre compte d’une situation de guerre.
Sur la question de Srebrenica et de la Bosnie en général, on est dans l’histoire immédiate, sur des événements qui continuent à se dérouler, qu’on saisit à un moment donné alors qu’on n’en connaît pas la fin. Prenons par exemple Au nom de l’humanité centré sur le tribunal de La Haye. On a un tribunal qui commence juste à fonctionner et on ne sait pas quelle sera sa portée, on ne sait pas, par exemple, si Milosevic sera un jour jugé. Il est problématique de saisir une histoire en train de se faire, quand on ne connaît pas encore la portée de ses éléments. Pendant le débat, il a été fait allusion à la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud où l’apartheid est fini. Des dirigeants comme Mandela et Desmond Tutu se sont posés cette question : comment vivre ensemble après ce qui c’est passé ? Le tribunal de La Haye ne se pose pas cette question et, à l’heure actuelle, on a le sentiment que ni les bosniaques, ni les serbes ou les kosovars se la posent. Au nom de l’humanité est un film qu’on pourrait appeler militant. C’est une jeune Bosniaque qui annonce que son point de vue est celui de la défense des victimes. À l’inverse A Cry from the Grave : dégage un sentiment de fourre-tout, il n’y a pas de hiérarchie ni de relief dans le film. C’est important par rapport aux événements et par rapport au documentaire. Ce manque de recul explique qu’on ait pas une grande œuvre, qu’il n’y ait pas de réflexion sur la forme.

Vous avez dit aussi que trop de mémoire, trop d’archives tuent la pensée.
Je me référais à cette nouvelle de Borgès où un personnage se rappelle de tout. Se souvenir de tout, ne rien oublier empêche de penser. Le problème que je pose est que trop d’informations ou trop d’images empêchent la compréhension, la hiérarchisation des événements. C’est le rôle du documentaire d’établir cette hiérarchisation, comme il le fait en sélectionnant la parole de tel ou tel témoin. Il y a donc un choix à faire. A Cry From the Grave, c’est trop d’images, trop de points de vue, même trop d’informations, qui empêchent une pensée. Sinon, il n’y a pas de documentaire.

Une spectatrice s’élevait contre la critique féroce faite à A Cry from the Grave.
Il faut se remettre dans le contexte. Elle disait que ce film avait le mérite de sauver les noms. Je disais que, peut-être, « sauver les noms » n’est pas la fonction du documentaire, et que l’on sauve les noms en les inscrivant. Il y a des tas de modalités d’inscription des noms des morts : des monuments aux morts de 1914-18 (avec les rajouts de 1939-45), de la guerre d’Algérie, et puis des livres où on inscrit les noms. Ça c’est fait pour la Shoah et c’est en train de se faire pour les morts du Rwanda. Je crois que le documentaire n’est pas la litanie des noms, qui est de l’ordre du souvenir et non de la mémoire. On se souvient des noms, et on se souvient toujours des noms des morts. Or, le documentaire comme d’autres choses, le livre d’histoire par exemple, a une autre fonction qui est de faire un récit, une narration. Dans ces événements de type génocidaire, il y a cette idée que des vies n’ont pas pu être vécues et qu’il faut sauver aussi les vies. C’est ce qui se fait dans les collectes de témoignages à la main, au magnétophone puis à la vidéo car le progrès technique joue aussi. Mais est-ce qu’un documentaire est la mise bout-à-bout de ces témoignages ? Je ne crois pas.

Après ces deux jours de projection, est-ce que vous vous demandez si l’image peut servir l’historien ?
L’image, qui est déjà une représentation, peut servir de document à l’historien. Elle dit beaucoup. Dans cinquante ans ou même demain, on pourra se dire : « et bien voilà, dans tel pays on s’est représenté comme ça et dans tel autre, on a tenu ce discours là sur ces événements ». Ça indique la représentation que l’on se fait à un moment donné d’un événement. Ainsi dans ma thèse, j’avais étudié un grand film des années d’après-guerre sur la représentation d’Auschwitz de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska intitulé La Dernière étape. Il avait une énorme importance et était projeté partout. Un film comme Nuit et Brouillard, que j’ai vu au lycée, est intéressant par la représentation qu’il donne des camps et de l’époque. Ça façonne aussi la représentation que l’on va se faire pendant des années du génocide. L’image est donc très intéressante et en matière d’histoire on ne donne pas la place qui devrait être donnée aujourd’hui aux historiens qui travaillent sur l’histoire de la photo ou du cinéma. C’est une erreur car ça fait bien trente ou quarante ans que l’on est dans une culture de l’image.

Il peut y avoir plusieurs statuts d’images : il peut y avoir l’image du fait direct, réel tel que nous le propose l’image d’actualité si tant est qu’elle soit présente sur les lieux, et puis celle qui va recueillir la parole.
Lors du débat, quelqu’un a dit : « c’est de la radio ». Je me suis donc posée la question de savoir si dans les films que l’on a vus, à l’exception de Warriors qui est une fiction, l’image ajoutait à ce point. Je pense que les trois films que l’on a vus auraient pu faire d’excellentes émissions de France Culture, Au nom de l’Humanité notamment. En fait, je ne puis pas sûre que là, l’image soit vraiment un apport. Mais néanmoins ça donne, comment dire… un visage, des émotions, des postures, ça donne d’autres signes que la parole. La parole seule sans l’image a parfois un pouvoir d’évocation qui est presque supérieur. Dans les documentaires que l’on a vus, où la parole était importante, les choses dites m’ont donné plus à penser que les choses montrées.

Justement, on pourrait faire une transition avec le séminaire « La bonne distance » : qu’est ce que c’est qu’être à la bonne distance ?
Je vais parler de ma bonne distance, celle de l’historienne, qui est à la fois affective et temporelle. La distance affective est celle que l’on a avec son objet, avec des débats du type : peut-on faire l’histoire de sa communauté ? Est-ce que l’on n’est pas dans ce cas là pris dans des rets idéologiques ? Est-ce que l’on a une distance suffisante pour être objectif ? La distance temporelle c’est : qu’est-ce que le passé ? C’est un problème lié à l’histoire immédiate, les événements se déroulent et on ne sait pas quels sont ceux qui ont une grande portée. Pour donner un exemple concret, Srebrenica, une chute sur ordonnance était un film qui essayait de déterminer comment avait été prise la décision de laisser tomber l’enclave. Sur un film comme ça où Yves Billy et Gilles Herzog ont procédé à de très nombreuses interviews de personnalités importantes on se dit : « là on aurait accès aux archives, c’est-à-dire à l’ensemble des discussions, peut-être que l’on saisirait quelque chose de plus ». Je ne crois pas que l’accès aux archives nous permettra de mieux saisir la façon dont les victimes ont vécu les choses. Ici ce qui est enregistré sur le vif est certainement plus intéressant que si on leur demandait, trente ans après, comment ils ont perçu l’événement. Pour un certain nombre d’autres choses, la distance temporelle est nécessaire parce qu’elle donne accès à ce qui n’est pas disponible immédiatement. La question de cet accès aux archives, du délai, est aussi une question de distance, de temps pour accéder aux connaissances. Je crois qu’il y a plusieurs façons d’envisager la distance. Elle est à la fois liée au temps et elle est aussi la capacité à mettre son objet à l’extérieur de soi même pour le regarder comme un objet, et non pas comme une partie de soi. Or ça se complique. Le temps, le passé, c’est en principe ce que l’on a pas vécu soi-même. On a un problème de temporalité ou de contemporanéité qui ne sont pas les mêmes. Je ne suis pas contemporaine de la seconde guerre mondiale, mais parmi nous vivent des gens qui en sont les contemporains et qui ont été soit les témoins d’un certain nombre de choses, soit des acteurs, soit les victimes. Ces temps ne sont pas les mêmes pour tous, on vit tous au même moment mais avec des passés différents. D’où ce problème de mesurer la distance, qui est à la fois une mesure et une volonté, je dirais même une ascèse. Je pense que pour la jeune femme Bosniaque, faire ce film a été une ascèse. Elle a tenté de ne pas laisser parler dans ce film uniquement sa sensibilité mais d’essayer de comprendre, d’entendre d’autres voix que la sienne.

Propos recueillis par Boris Mélinand, Christophe Postic et Éric Vidal

Si loin, si proche

Juxtaposer les films réalisés sur le drame de Srebenica et enchaîner leur vision est assez éloquent. La catégorisation des genres (reportage, investigation, documentaire d’auteur, téléfilm…) paraît soudainement incontournable et éviterait presque de trop long discours à l’égard de certains films. Les points de vue portés sur ce qui s’est passé dans cette enclave de l’Onu énoncent un certain nombre d’intentions : expliquer, impliquer, démontrer, et interroge de façon transversale la valeur de témoignage de ces films. Pour tenter de répondre à ces enjeux, les approches diffèrent.
A cry from the grave est une tentative assez éprouvante – il faut le dire – de rendre compte de cette tragédie. Un commentaire très présent, un montage spectaculaire parfois même inacceptable (voir le plan avec la tête de cochon), des scènes d’autopsies et de charniers très insistantes, l’utilisation de sources d’images différentes (vidéo amateur, archives télé, interviews, reconstitutions de certaines scènes), nous entraînent aux frontières de la propagande, dont voulait sûrement s’éloigner cette expérience cumulative : multiplier le nombre des points de vue comme gage de vérité. On est parfois plus proche de la persuasion que de la réflexion. Section grand reportage ?
C’est la précision qui prévaut avec Une chute sur ordonnance, dans son essai d’explication de ce qui a conduit au drame. Un travail d’enquête mené avec rigueur, au jour le jour et dans les moindres détails pour essayer de comprendre les enjeux, les prises ou l’absence de décisions, mettre à jour les lâchetés : dénoncer. L’investigation et le travail de recoupements des témoignages, des interviews et documents écrits se veulent des plus implacables. Mais le ton du commentaire et la musique dramatisent inutilement l’intention. Enfin, au sortir de ce dédale militaro-politique, si le film en pointe bien les errances et les irresponsabilités impardonnables, il peut aussi en rester un diffus et ambigu sentiment belliqueux.
Au même titre que Warriors d’ailleurs, téléfilm efficace et sûrement très utile, qui en dehors de certains travers scénaristiques – toujours en rajouter dans l’émotion – choisit de mettre en scène une partie de ce qui avait échappé aux images, plus près d’un intime, celui des soldats de l’Onu et de leur impuissance face à l’horreur : dénoncer et indigner.
Au nom de l’Humanité démarre par la signature des accords de Dayton à Paris et dévoile cette scène dans une durée plutôt rare pour ce genre d’événement – tant elle a été hachée par les actualités télévisées et noyée sous les commentaires journalistiques. On peut dès lors tout simplement regarder. D’emblée cette séquence annonce le travail de distanciation à l’œuvre dans le film, porté par la fonction même de l’institution du Tribunal de La Haye et de ses représentants : témoigner, rendre justice. La forme est sobre et le propos précis.
Mais dans ce qui serait au plus près de l’implication, de celle qui laisse une trace plus que visuelle – quelque chose peut-être d’une résistance sourde ou d’une forme de conscience –, en écho incontournable à cette programmation, répond en fin de semaine, le monumental L’Année après Dayton. Nikolaus Geyrhalter suit une année de la survie dans l’après-guerre. Les saisons rythment le film et la lente tentative de reconstruction. La démarche si caractéristique du cinéma de Geyrhalter trouve toute sa force et son envergure dans cette rencontre avec un au-delà de la guerre très pudique, au plus près des personnes.
Cette façon de marcher dans les traces, pas à pas, de ceux qu’il filme, de se fondre avec le temps et d’entretenir avec lui un rapport à la nécessité ou à l’intégralité, s’accorde avec intégrité et non pas avec quantité. Ainsi au moment où cette femme ressort dans la ville détruite, l’impression d’investir pour la première fois un lieu d’après-guerre dévasté qui transforme une image si souvent vue, un cliché, en un lieu incarné dans lequel la vie reprend.
C’est la dimension irrationnelle et humaine que l’on approche : jamais le film en lui-même ne recherche les causes, c’est toujours aux personnes qu’il revient d’en juger. Ici, multiplier les points de vue, c’est demander et redemander à chacun de raconter une même situation, de décrire chaque chose avec minutie : le quotidien, la nourriture, le logement, les sentiments. C’est toujours à l’autre qu’il revient d’expliquer et de décrire. C’est un processus d’imprégnation ou de perméabilité, jamais fusionnel, qui contamine rapidement le spectateur. Le film démontre la capacité du plan-séquence à accompagner la tentative de recomposition à laquelle sont confrontés les rescapés, les déportés. Et ceci jusque dans des plans d’apparence anodine qui révèlent le caractère vital de l’action : déblayer à la pelle l’étage d’un immeuble désossé, pour combler l’absence de demeure, déminer, pour reconquérir la liberté de se déplacer. Les actions s’inscrivent et surgissent dans le plan. Jamais Geyrhalter ne semble à la recherche de l’action, il l’attend. Et toujours dans ce respect d’une durée qui permet d’évaluer celle nécessaire à la réparation, peut-être infinie.
Le film paraît réconcilier l’ensemble des intentions, parfois trop isolées dans d’autres films, sans jamais pourtant chercher à en faire la synthèse.
L’alternance entre la fixité des plans et les mouvements d’accompagnement du film, proche d’une respiration, autorise une liberté de regard et de critique qui valorise fortement le témoignage et emporte finalement dans son sillage les autres films.

Christophe Postic