Nous avons rencontré Vincent Amiel, critique de cinéma à Positif et Malgosha Gago, journaliste et coordinatrice de la rétrospective.
Quand vous dites que Kieslowski n’est pas un cinéaste « militant » mais un cinéaste « engagé », quelle différence faites-vous ?
Malgosha Gago : Je peux dire qu’il n’y avait pas de cinéastes militants en Pologne à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix. Cela a été possible seulement après les années quatre-vingt. Un vrai militant politique était un dissident ayant passé des années en prison et, dans le cadre du système communiste, son film n’aurait jamais été montré. Dans la vie idyllique décrite par les autorités, tout le monde s’entendait bien. Il n’y avait pas de classes, il n’y avait pas de luttes. Mais ce système n’a jamais existé. La seule façon de démonter le mensonge ambiant était de montrer la réalité brute. Kieslowski a dit à plusieurs reprises que cette description était nécessaire pour analyser les défauts du système. Il voulait décrire, c’est tout. Et tout le monde pouvait s’y reconnaître parce que tout le monde avait les mêmes problèmes. Dans ses films – celui sur l’usine par exemple – on voit les contradictions naître entre les gens du Parti, les dirigeants et les ouvriers. On voit qu’il y a deux classes, que l’aliénation existe. Quand il montre l’hôpital, c’est pour pointer les dysfonctionnements d’une société où quasiment rien ne marchait. Kieslowski n’est pas un homme politique. La démocratisation de la Pologne ne l’a pas intéressé. Ce qui l’intéressait, c’était retrouver la place de l’homme. Il se posait des problèmes éthiques plus que politiques.
Quelle est la place du montage qu’il accorde dans ses films ?
Vincent Amiel : Pour moi les documentaires de Kieslowski sont extraordinairement mis en scène, une mise en scène qui annonce celle que l’on retrouvera dans ses fictions. Elle concerne les effets de réel : un montage abrupt, des gros plans soudains, une volonté de non explication que l’on retrouve dans Le décalogue ou dans La double vie de Véronique et dès les premiers courts métrages des années soixante-dix. Au-delà de ces effets de réel, la mise en scène est constante dans le cadrage et surtout dans les figures de style de chacun des films. C’est à dire, très souvent, des répétitions qui évoluent dans le temps. Cette mise en scène est intégrée dans le montage. On retrouve, dans Le décalogue ou dans Rouge, des figures de mise en parallèle dans ces espèces de vie qui se croisent, qui auraient pu se ressembler absolument et qui seront un petit peu en décalage. On a ça dans la moitié des documentaires des années soixante-dix. Cette vision me semble très construite, dans ce rapport au réel qui met en scène l’évidence et la transparence avec les paradoxes que cela entraîne. Le montage renvoie très peu au montage articulatoire du cinéma américain, du cinéma narratif traditionnel. Il n’articule pas des actions de façon à ce qu’on les comprenne, mais il met côte à côte des situations, des actions, des personnages en laissant le soin au spectateur de comprendre, dix minutes après, la raison de ce voisinage. On retrouve ici des gens comme Vertov ou, aujourd’hui, quelqu’un comme Godard. Je crois que jusqu’au bout de son œuvre fictionnelle, il s’est tenu à ce type de montage. Dès les premiers films, c’est un cinéma extraordinairement maîtrisé et qui ne se contente pas de saisir le monde mais qui l’ordonne. Son regard passe par le montage. Il le travaillera par la suite dans ses fictions de manière plus formelle. Dans La double vie de Véronique on sent que ce qui l’intéresse ce sont les effets de rythmes, les effets de ruptures ou de correspondances : un visage, un autre visage, la pluie, une photo, puis une autre photo, etc., un travail considérable qui se situe plus sur un plan dramaturgique, esthétique que thématique. Pour lui, le documentaire a été une école de montage. Ce qui est drôle c’est que dans L’amateur, un de ses premiers films de fiction des années quatre-vingt, il explique comment on peut découvrir le montage, comment coller des plans et des situations, comment on apporte du sens que l’on a pas forcément prévu au début.
Il y a chez Krzysztof Kieslowski une volonté de prendre parti ou est-ce juste un constat neutre ?
Vincent Amiel : Il y a un parti pris mais dans la forme, on a l’impression qu’il ne fait que rendre compte de ce qui se passe. Il montre des gens qui souffrent, des gens au travail et puis, à côté de cela, des bureaucrates pris dans un fonctionnement qui recouvre la réalité humaine des individus. Sans aucune explication, aucun discours il les met en parallèle. De cette mise en parallèle, c’est à nous de tirer les conclusions. Il n’y a aucun discours de dénonciation ou même de démonstration. Ce sont vraiment des mises en voisinage de situations. C’est sans doute ce qui lui a permis avec une plus grande facilité de franchir toutes les questions de censure.
Apparemment, il n’a jamais eu de problèmes avec ses scénarios. Je crois que tous ses films sont passés à la télévision polonaise, effectivement parce qu’il n’y a pas de dénonciation explicite. Il est dans un système où la logique est tellement absurde qu’il suffit de coller à cette logique sans avoir besoin de la dénoncer pour que son exposition même soit suffisante.
Propos recueillis par Bruno Dufour et Éric Vidal