Retour sur un débat

Au terme des deux jours du séminaire portant sur le Front National, il nous est apparu intéressant de rendre compte succinctement de quelques-unes des idées échangées durant les débats.

Il apparaît tout d’abord évident qu’un des principaux problèmes, concernant les documentaires sur le Front National, c’est qu’on projette souvent sur eux une « toute puissance », une capacité à changer le monde et les idées. Attente à laquelle ils ne peuvent répondre mais qui a contrario souligne notre sentiment d’impuissance à agir, à trouver des réponses autour des questions que soulève la présence de plus en plus massive du FN. Il y a une exigence d’apprendre de ces documentaires d’autant plus forte, et un besoin de connaissance souvent déçu. Peut-être parce qu’on a trop tendance à vivre ces films sur le mode de la consommation (chercher à tout prix une réponse claire à des objectifs précis) : il peut suffire d’être traversé par eux, d’accepter l’épreuve purement physique de leur vision, pour ne pas en sortir tout à fait pareil, opérer un déplacement du regard, bousculer une vision du monde et de soi… La force du cinéma, c’est d’abord son pouvoir « à nous faire travailler sur une part de nous mêmes ».

Aujourd’hui, les questions se sont un peu déplacées. Le FN, ou plutôt ceux qui l’incarnent, ne sont plus des ennemis lointains, des inconnus sans nom. Ils appartiennent maintenant à notre entourage proche. Le cercle se resserre. « La fratrie se déchire ». Cette proximité géographique, physique et affective, soulève la question de la représentation de « l’ennemi intérieur ». Ce qui paraissait simple à dénoncer devient difficile à énoncer

La plupart des films échouent à dépasser le stade de la confrontation, et ne permettent pas de faire émerger une parole personnelle au sein du discours. Dans des situations de rencontres explicites avec des personnes du Front National, deux configurations, toutes deux réductrices, se dessinent. La première diabolise les personnes et d’une certaine façon les déshumanise, nous les rendant peu inquiétantes car grotesques. Finalement d’apparence peu dangereuses. On a pu le voir dans le film de Poveda, qui se heurte à une « défaite de l’argumentation », face à un discours totalement irrationnel et irréfléchi.

À l’autre bout, une approche plus intime, qui rend ce discours pathétique. Guère plus inquiétant mais pas moins propice à la propagation.

Aucun des films ne parvient à installer une dialectique. Il y manque l’installation d’une relation de proximité, non pas une sympathie mais un lien affectif qui tolère une mise en cause du discours et découvre la parole qui le porte. Un espace qui rendrait compte d’un travail possible « de réversibilité des sentiments ». Le travail du cinéaste. Si Daniel Merlet nous montre la naissance et le cheminement des idées du Front National, il manque peut-être la phase de sédimentation qui nous montrerait comment celles-ci s’enracinent dans les esprits.

Mais la question n’est peut-être plus là, « on sait déjà tout du Front national », il n’y a plus rien à en apprendre, pas plus à y comprendre. Au final, les réactions du public lors du débat portaient plus sur la nécessité de se positionner, de résister quotidiennement aux idées du Front National. De ne pas se résigner à la contamination insidieuse des attitudes, des paroles et des mots, des agissements. Qu’une multiplicité d’approche par le cinéma soit nécessaire et souhaitable, c’est un fait, mais il faut rester vigilant à ce que ces films ne se réduisent pas à nous donner simplement bonne conscience.

Sabrina Malek, Gaël Lépingle, Christophe Postic

Ça se passe près de chez nous…

Dans le cadre de la soirée Théma Arte, les États généraux de Lussas, on s’en souvient, s’étaient achevés l’année dernière avec la diffusion de deux films consacrés aux mairies tenues par le Front National 1. Le débat public suivant la diffusion avait notamment mis en exergue toute la difficulté, voire, pour certains spectateurs, l’ambiguïté de montrer des individus tenant en toute impunité devant la caméra des propos ouvertement racistes et xénophobes. Un sentiment quelque peu similaire nous étreint parfois au sortir du documentaire de Nick Fraser et Christian Poveda. Ce sentiment est d’autant plus amer que, face à l’ampleur de la tâche – dénoncer les fortes résurgences fascistes en Europe –, le film bute, sauf à de trop rares mais intenses exceptions, sur un discours bien éprouvé, et très éprouvant pour les spectateurs que nous sommes. Un discours, qui plus est, énoncé par des individus ayant tout à fait conscience du rôle et de la place des médias, à une époque où la vitesse de circulation des informations, des images et, surtout, leurs destinations représentent un enjeu de pouvoir. Le danger qui pèse alors sur une telle entreprise est que le film serve, bien malgré lui, de caisse de résonance pour des groupuscules dont les scores aux dernières élections régionales ou nationales frôlent péniblement les 0,5 %, ce qui est par exemple le cas du parti nazi danois. Car pour les autres malheureusement, à l’instar du parti libéral (FPÖ) de Jörg Haider en Autriche 2 ou du Front National français 3 désormais scindé en deux mouvements, visibilité et reconnaissance électorales sont déjà acquises. Pour tous ceux donc – hommes politiques ou citoyens ordinaires – qui voient dans l’étranger un danger potentiel, un corps à éliminer ou à éloigner d’une manière ou d’une autre, la valeur de « ce qui est dit », basée sur la rigueur et l’exactitude de son contenu, importe finalement peu. Dans un champ médiatique étoilé en une multitude de réseaux numériques et miné par la mise en spectacle de l’information, seules comptent désormais les conditions, le cadre et le lieu où s’exerce l’énoncé (meetings, quotidiens régionaux ou nationaux, émissions politiques en prime time, allocutions officielles, journaux télévisés…). Bien sûr, encore faut-il introduire quelques nuances et considérer les diverses législations européennes en matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme… même si le film révèle leur inquiétante disparité 4. De toute façon, malgré les risques de poursuites judiciaires encourus, les hommes et les femmes qui s’expriment devant la caméra semble espérer que celle-ci servira à relayer ou à démultiplier leur discours, alors que telle n’est pas l’intention de ceux qui les filment. Il suffit, pour en être convaincu, d’entendre la logorrhée d’imprécations haineuses qui trouent le film en permanence, jusqu’à la nausée. Loin de jeter l’anathème sur les réalisateurs, dont on sait ici de quel côté de la barrière ils se situent sans ambiguïté, le film nous intéresse par les questions de cinéma qu’il soulève. Faut-il accepter la liberté de parole ou bien faut-il interdire, par la force de la loi, tous propos racistes, xénophobes, révisionnistes ? Faut-il continuer à filmer les ennemis de la démocratie au risque d’amplifier leurs discours ? Si oui, alors quel(s) dispositif(s) cinématographi­que(s) adopter afin d’éviter la caricature, la diabolisation (à la manière du reportage télé), ou l’adhésion (incontrôlable) du spectateur à des raccourcis faux et trompeurs (comme le font ces jeunes de l’ex-RDA en instaurant un rapport de cause à effet entre immigration et chômage) ? Enfin, mais la liste d’interrogations reste ouverte, le documentaire, moyen de l’incarnation de la parole par l’image, est-il aujourd’hui la forme la mieux adaptée pour critiquer des discours d’exclusions qui misent sur la peur et le fantasme, non sur la réflexion et l’analyse, des discours totalement irrationnels sur lesquels glissent les images, alors que les solutions proposées par ceux qui les tiennent sont, elles, terriblement rationnelles… ?

Pour répondre à quelques unes de ces questions, Nick Fraser et Christian Poveda ont choisi un dispositif de proximité. Non seulement au plus près de ceux qu’ils interrogent, mais aussi au plus près du spectateur, convoqué en permanence par le journaliste – ce qui peut finir par irriter – lorsqu’il confesse à la caméra ses réflexions, ses interprétations, ses doutes ou ses dégoûts. Cette posture comporte, on l’a vu, des risques. Cependant le procédé « fonctionne » en certaines occasions quand les réalisateurs trouvent la proposition cinématographique capable de relever les défis à l’intelligence que constituent les provocations grossières de leurs interlocuteurs. Notons que Nick Fraser affronte alors dans ces moments là un interlocuteur indéniablement moins doué (et moins préoccupé) dans le maniement rhétorique que certains politiciens chevronnés 5 rompus à l’usage de métaphores et de sous-entendus suffisamment explicites. Le face-à-face policé mais néanmoins rugueux entre Nick Fraser et le néo-nazi danois Jonni Hansen est, à ce titre, éloquent. Introduisant la rencontre en montrant un barbecue en forme de croix gammée (!), Hansen déclare militer pour la survie de la race blanche, convoque des théories eugénistes, puis assène froidement que les juifs n’ont pas été gazés mais qu’ils sont morts de maladie ou sous les bombes, anglaises notamment. Face à cette dernière affirmation, Fraser demande à interrompre la rencontre, suggérant à voix haute la totale ineptie des propos de son interlocuteur. Au plus près des deux hommes, la caméra saisit alors dans un panoramique tendu et silencieux le visage mi-rageur, mi-dépité du journaliste puis celui de Jonni Hansen, un rictus ironique aux lèvres. Si ce mouvement de caméra, sans un mot pour l’accompagner mais ô combien « parlant », s’avère ici particulièrement efficace, c’est parce que la simultanéité des regards qu’il enregistre conjuguée à l’absence de commentaires permettent au spectateur de mener sa propre réflexion. C’est là, en effet, dans cette difficulté à laisser le spectateur faire par lui-même ses propres analyses, que le film touche à ses propres limites. Peut-être parce que les réalisateurs restent dans une approche trop globale du phénomène de l’extrême droite, négligeant, à notre grand désarroi, des éléments en apparence périphériques. Ainsi aurait-on aimé en savoir un peu plus sur les motivations du photographe – « connu » selon l’extrait montré dans le film – chargé du visuel de la campagne de Jörg Haider ? Et aussi pourquoi l’équipementier américain Reebok 6 laisse-t-il ce dernier s’afficher ostensiblement avec les produits de la marque (dans les extraits de films de propagande consacrés à la gloire de Haider, il est en effet impossible de ne pas le remarquer) ?

Au fur et à mesure de l’avancée du film, le dispositif initial semble alors peu à peu se déliter, se rétractant derrière les commentaires désabusés ou ironiques de Fraser – comparant des figurines kitsh du « Duce » Mussolini à la famille Adams –, comme si ce dernier, et nous avec lui, prenions conscience des effets aporétiques d’un grand nombre de confrontations. La rencontre furtive, mais instructive, avec l’historien négationniste anglais David Irving en est une parfaite illustration. Face à l’aplomb d’Irving qui, arc-bouté sur ses positions les plus intenables, affirme que « nous n’avons aucune preuve de l’existence des camps d’extermination », Fraser se résout finalement à admettre qu’en démocratie toutes les idées, même les pires, doivent pouvoir être exprimées. Mais, ici, on aurait aimé que Fraser, qui sait être mordant et pertinent en maintes occasions, « cuisine » un peu plus Irving pour dévoiler les mécanismes d’exclusion à l’œuvre dans les pensées d’un universitaire reconnu comme dans celles des hommes ordinaires.

Les dernières élections européennes ont montré que, loin de s’affaiblir, les extrêmes droites (et leurs ersatz) s’installent durablement dans le champ politique voire, pour certains pays, progressent ou font une entrée remarquée là où on ne les attendait pas forcément. Aujourd’hui les stratégies changent : il semblerait que ce soit la démocratie dans son ensemble qui soit visée et non plus seulement les immigrés, comme une série récente d’attentats visant des journalistes et des policiers en Suède l’a récemment montré. Elles se déplacent, aussi : l’augmentation de sites antisémites sur l’Internet l’indique. Dans ce cadre, le film de Nick Fraser et Christian Poveda est un complément d’information nécessaire pour rester éveillé.

Éric Vidal

  1. Orange Amer de Daniel Merlet et Bienvenue à Vitrolles de Guy Konopnicki et Thierry Vincent.
  2. Élu en avril 1999 gouverneur de la Carinthie (land autrichien) avec plus de 42 % des voix.
  3. Rappelons qu’en 1999, au titre de la répartition des aides publiques aux partis politiques en fonction des scores électoraux, le Front National a perçu la somme de 41,1 millions de francs. Et ce malgré « le point de détail » de Le Pen (sur le génocide juif), ses délires xénophobes proférés en France et ailleurs (en Allemagne récemment), ses jeux de mots injurieux (« Durafour-crématoire ») ou encore son agression physique sur une élue socialiste de la banlieue parisienne…
  4. Ainsi au Danemark, selon un conseiller au ministère de la Justice, nier l’Holocauste n’est pas considéré comme un crime.
  5. Beaucoup plus ardue est, en effet, la rencontre avec Jean-Marie Le Pen qui tire partie des hésitations de Fraser et retourne la situation à son avantage. A contrario, lorsque Fraser interroge les « petites gens » du marché de Toulon sur le Front National, il le fait avec une naïveté surprenante qui pourrait passer pour de la condescendance.
  6. Selon Libération (12/01/99), « La cassette vidéo relatant les exploits sportifs de Haider, réalisée en 1994, a été distribuée gratuitement dans 500 000 foyers autrichiens lors de la dernière campagne électorale pour la chancellerie. Depuis, le directeur de Reebok Autriche a été renvoyé. Ce dernier s’étant révélé l’ami intime du responsable des relations publiques du FPÖ. [notons cependant que] Depuis 1988 Reebok cofinance la tournée « Human Rights Now ! » d’Amnesty International et qu’elle décerne un prix, le « Human Rights Award », à des associations ou à des jeunes défenseurs des droits de l’homme. »