Incarnations

Au départ du casting, cette petite annonce, laconique et précise : « Recherchons pour un tournage de films de fiction des hommes et des femmes entre soixante-cinq et quatre-vingt-dix ans, parlant le yiddish. ». Se présenteront donc spontanément des personnes dont les entretiens filmés vont constituer la matière du film. La destination première de ces images n’est pas leur diffusion. Le cadre est un simple plan moyen, le plus souvent fixe, dont le but est de garder mémoire des rencontres, tout en dévoilant la photogénie des candidats – complément indispensable des instantanés et des fiches de renseignement tenus par la production. L’utilisation des images à une autre fin que celle pour laquelle elles ont été tournées, leur rapprochement inédit, n’est pas sans évoquer le travail de mise en forme de montage d’archives.
À partir de différents entretiens réalisés dans les bureaux de la production, Finkiel reconstitue l’histoire du casting dans sa chronologie, d’une première rencontre jusqu’à la proposition d’un rôle dans l’une de ses deux fictions : Madame Jacques sur la croisette ou Voyages. Nous ne sommes pas bien sûr dans le récit d’un concours mais dans un premier travail d’incarnation de ceux que Finkiel a imaginés dans ses scénarios (dont très peu est révélé dans Casting, mais que nous savons écrits, au moins en partie).
On aperçoit ici la variété des arcs de vie d’une communauté, déterminée ici par le parler de cette langue, transnationale s’il en est, le yiddish. Toutes ces histoires sont différentes mais fortement reliées à l’Histoire de l’Europe du XXe siècle, marquée par la guerre, l’Holocauste. Les voix, les postures, les récits spontanés nous laissent entrevoir la création de ces êtres cinématographiques qui naissent de la rencontre des acteurs et des personnages du scénario. Ce sont autant de variations possibles du récit.
Le montage met parfois en valeur les points de convergences. Ainsi, différents plans du même geste sont extraits des mises en situation ou tout simplement pris dans un entretien au naturel. Puis ils sont montés cut en série comme une accumulation, une cristallisation, détachant les gestes comme un signe remarquable, doté d’un fort pouvoir d’évocation. Tendre une feuille, un papier, un document. Ce geste on le retrouvera plusieurs fois dans Voyages, comme un garant d’un pan de leur histoire, de leur identité. Tous ces signes apparaîtront dans les fictions où ils seront vecteurs d’un partage intime de l’expérience. Dans cette quête du reconnaissable, du tangible, Casting, document sur la création cinématographique, prend aussi une valeur de témoignage qui se manifeste plus dans une affirmation ontologique que dans le simple recueil des récits.
Les incarnations se constituent ainsi quelque part entre acteurs et personnages. Il suffit, vers la fin du film, des plans d’un chapeau sur un portemanteau ou d’une chaise pour que notre imaginaire les attribue aussitôt à d’hypothétiques propriétaires. Alors, la fiction s’est déjà constituée. Et dans le dernier plan, lorsque Esther sortira des locaux de la production, entourée d’un cadre noir délimité comme un écran de cinéma, elle sortira du film pour entrer pleinement dans Voyages.

Boris Mélinand

Beau travail

Dans le programme consacré aux films de Samba Félix Ndiaye, nous pourrons voir ce matin ceux dont le thème central est le travail. Autant que la création d’un conservatoire émouvant des métiers, il s’agit bien de la captation du travail considéré comme un élément déterminant de l’activité humaine et du mode de vie. Pour les pêcheurs de Geti Tey, l’organisation sociale du village et l’indépendance économique des femmes sont menacées par une concurrence plus fortement équipée. Alors que le ton intime du commentaire donne à ses autres films (que nous pourrons voir sur la suite de la journée) une saveur toute particulière, ici la seule parole est celle des interviewés. Le film reconstitue une journée d’un village de pêcheurs. La construction chronologique rend évident un certain équilibre de vie constitué par l’expérience et l’habitude. C’est dans la parole des interviewés que sont évoqués le passé du village, les enjeux, les relations économiques. La nature et l’ampleur de la menace que représenterait le bouleversement de cette organisation deviennent tangibles en peu de mots. Il n’est pas besoin de fortes images de chalutiers industriels pour sentir leur approche. Alors que l’image capte le travail dans son déroulement, les interventions – comme des contrepoints – rappellent combien ce travail est dépendant des nécessités économiques de l’environnement, et donnent toute la mesure de la précarité de ces équilibres.
Ce processus est poussé à son comble dans la série thématique Trésors des poubelles composée de courts films bâtis sur le même principe que Geti Tey. Sont présentés des métiers basés sur la transformation de matériaux de récupération. Loin du dérisoire, ce que capte NDiaye, c’est l’âpreté au travail et l’artisanat savant, presque alchimique développé par l’humain. Le cadrage reste à taille d’homme, nous ne rentrons pas dans les détails techniques, personne n’est démarqué du groupe. C’est une forme de célébration du génie du travail dont l’activité forme la communauté. Rapidement, la fascination pour ces savoir-faire prend le dessus sur un possible regard ethnocentriste. On sera étonné par exemple des similitudes entre l’atelier de Teug ou les chaudronniers d’art de Ndiaye et celui de Pour mémoire de Jean-Daniel Pollet. La construction sonore (sons du travail, des matériaux frappés, voix et cris humains dont on ne sait plus s’ils sont ou non synchrones) s’écarte du réalisme et donne un rythme presque musical à l’activité filmée (voir Les Malles). Pas d’esthétisation ni de magnification du travail pour autant. Loin des clichés misérabilistes, ces hommes et ces femmes sont présentés dans leurs entreprises humaines, confrontés à la dureté du monde.
Choisir de produire ces films sous forme de série accentue encore l’effet volontariste, une certaine insistance à réhabiliter ces métiers autant qu’à transformer le regard du spectateur.

Boris Mélinand