All We Need Is

Les villes-frontières et les amours d’enfants ont ceci de commun qu’ils sont pleins d’improbables chassés-croisés. Dans la rue (Calais), une cour d’école ou sur la plage (Un jour mon prince viendra), dans un ascenseur (Lift), un train ou une gare (Travellers), Marc Isaacs filme des hommes, des femmes, des enfants qui se cherchent ou s’évitent, se croisent ou se suivent sans se voir. Dans les deux films les plus récents, Calais (2003) et Un jour, mon prince viendra (2005), derrière une infinie variété de visages et de destins se découvre un peu du cœur des hommes.

À Calais, des réfugiés espèrent chaque soir passer de l’autre côté de la Manche. Des Anglais y passent quelques heures seulement, le temps d’acheter de l’alcool à bas prix et d’exprimer, autour d’une bière et d’un cornet de frites, leur méfiance et leur peur des étrangers. Entre les deux, des Anglais fuient leur pays – et sans doute quelques vieilles blessures – et mènent d’infructueuses affaires dans cette « ville-frontière ». Étrange Europe qui voit à ses frontières un repli sur soi aux soubassements racistes s’opposer aux rêves d’Eldorado.

À Siddick, dans une petite ville du nord de l’Angleterre, Laura-Anne aime Ben. Mais Ben est volage. Dans les bras de Boston, Laura-Anne court se consoler. Boston d’ailleurs en a trop (de petites amies). Lauren, elle, se moque bien de ce que disent les gens. À Siddick les garçons de 11 ans sont inconstants, les jeux de l’amours cruels et la vie difficile. Mais dans les chambres de petites filles, les contes de fées continuent à nourrir de doux rêves de princesses.

Aux hommes comme aux enfants, Marc Isaacs pose des questions simples et universelles sur les bonheurs présents, passés ou à venir. Les personnages qu’il croise lui confient leurs désirs de vies nouvelles et d’amours durables, le chagrin des êtres perdus et des exils éternels. Au fil des récits se découvrent les failles qui président au déroulement de chacune des histoires : derrière l’extravagance de Tulia (Calais), l’angoisse d’une enfant égarée dans un camp de réfugiés ; derrière le dur visage de l’Angleterre repliée sur ses privilèges, la joie d’aimer. Les personnages gagnent en densité, disent la force de leurs espoirs et évoquent simplement les êtres auxquels ils se sentent attachés.

À mesure que s’incarnent ces sentiments dans des êtres aux traits de plus en plus fins, les singularités se rejoignent pour exprimer des affects partagés : les désirs de celui-ci ne sont pas loin des rêves de celui-là et de l’un à l’autre, se devinent des aspirations semblables, une même façon d’être ébranlé par la crainte du déséquilibre. Ijaz (Calais), réfugié afghan qui a perdu sa famille dans le bombardement de Kaboul, promène sa silhouette sur les quais gris de Calais. Laura-Anne (Un jour…) étrenne ses amours sur les plages rosées de Siddick. Du gris au rose, les rives des mers les plus éloignées sont habitées des mêmes appels d’air, du vide ou de l’autre.

« You know better than me, Sir » (Calais). Les films de Marc Isaacs se distinguent par la présence, modeste mais constante, que le documentariste y assume.

Lorsque le désespoir des personnages s’exprime, il répond doucement : « allons, vous n’en arriverez pas à de telles extrémités ». Les interventions du documentariste semblent procéder tout naturellement d’une relation lentement établie avec ses personnages. La subjectivité du cinéaste ne cesse de modeler la matière humaine qu’il recueille. La densité des émotions est donc le fruit d’une confiance lentement gagnée, comme le révèle l’intimité des confidences recueillies dans Un jour, mon prince viendra. Ainsi de cette scène durant laquelle Boston, onze ans, détaille avec une attention experte les charmes et les imperfections de son visage. L’intervention d’une narratrice (la voix de Laura-Anne dans la version anglaise, celle d’une jeune comédienne dans la version française) qui transforme ces amours d’enfants en un poème enchanté réinstalle une distance que le degré d’intimité obtenu avec les enfants avait abolie. Ce mode d’énonciation révèle aussi le ou les désirs, peut-être voisins, d’écouter et de raconter de belles histoires, de croire aux fins heureuses. « Celui-ci est joli, je l’aime bien » : dans Calais, le cinéaste conseille Ijaz le réfugié sur le bonnet qui lui sied le mieux. De Lift à Un jour, mon prince viendra, Marc Isaacs habille au plus près, au plus juste, d’un regard tendre et amusé, les êtres et les belles histoires.

Nathalie Montoya

Lacaneries

« Mais @$#* !, qu’est-ce qu’il raconte ? » s’insurge le spectateur en mal de sens. Pour le Maître, la question vaut science : « Celui qui m’interroge sait aussi me lire », encourage-t-il en introduction de la version écrite de Télévision 1.

Pourtant, tout savant que nous sommes, nous continuons de chercher le sens par lequel, d’y accéder, nous pourrions nous reconnaître effectivement dépositaires du savoir qu’on nous prête. Et de le chercher en vain, on en vient à douter qu’il existe. À ce doute fait écho la mise en garde amusée de l’orateur : « Tout ce qui se dit là, on ne sait pas si c’est pas du déconnage ». Or ce déconnage, autrement dit la déraison, à l’œuvre ici dans les associations en surface d’une pensée en roue libre où le médiocre se définit comme « médit installé dans son ocre », n’est-ce pas précisément l’expression de ce qui intéresse la psychanalyse : celle de l’inconscient ?

L’inconscient, en effet, déconne car « il ne pense pas, ni ne calcule, ni ne juge » mais ne s’interdit pas pour autant de parler. Interdit qui lui serait fatal puisque c’est par le langage qu’il « exsiste » (renvoi à l’étymologie latine : ex sistere se tenir hors de soi, autrement dit comme objet dans le discours).

« L’inconscient, donc, ça parle ! », et si ça parle, l’enseigner revient à « le » parler, à parler sa langue insensée, celle où prime le signifiant et sa structure phonétique d’hétéro/homonymies.

Cette identification de la parole de Lacan à celle de l’inconscient, du discours à son objet, est postulée en introduction : le spectateur, en tant qu’adresse, y est supposé analyste, « objet grâce à quoi ce que j’enseigne n’est pas une auto-analyse ». Si ce discours, dès lors, ne s’installe pas dans le régime producteur de sens de la communication, c’est que ce qu’il y a à y entendre est d’une autre « dit-mension » : « l’inconscient nous rappelle qu’au versant du sens l’étude du langage oppose le versant du signe ». Et de fait, si l’orateur ici ne fait pas pour nous (toujours) sens, il investit une énergie considérable à nous « faire signe » par le corps (lieu d’où, selon lui, s’origine la pensée), à nous appeler, à capter notre attention par une expression hautement théâtrale : lamentos de tragédien, détachement gourmand des syllabes à l’occasion d’un bon mot à la manière d’un Guitry ou d’un Jouvet, poses de tribun, appuyé des deux poings sur son bureau, tendu vers l’audience, au bord de l’essoufflement. Au point qu’il assigne l’image à sa personne : Jacquot dans ce portrait, à la différence de ceux de Duras ou Cunningham, ne s’autorise aucun contre-champ. Qu’il soit filmé en pied ou en buste, le corps de Lacan reste le pivot obsédant des changements de plan.

Dès lors nous sommes rivés à sa voix et contraints de dériver au fil de la surface signifiante d’un discours abscons. Mais n’est-ce pas précisément ce que vise l’enseignement lacanien, à rebours de la grille sexuelle à laquelle Freud est trop souvent réduit : introduire à ce qui se tient au cœur de la technique psychanalytique élaborée par son père autrichien, la fameuse « écoute flottante » ?

Le cinéma, par sa dimension hypnotique, et parce qu’il double l’assignation du regard en réduisant le réel à un cadre immobile, soutient l’expérience de ce flottement.

Antoine Garraud

  1. Éditions du Seuil

« Comme un horizon obsédant »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Troisième entretien de la série : Philippe Grandrieux.

À Lussas, vous avez eu l’occasion de revoir une grande partie de vos documentaires, et vos deux films de fiction, Sombre et La Vie nouvelle. Un fil conducteur apparaît très nettement…

J’ai été moi-même surpris par une permanence : un certain type d’images, une relation à la lumière et aux corps, au rythme des plans, semblent traverser tous mes films, même dans des films de commande. Quelque chose de difficilement définissable qui n’arrête pas de venir « buter », comme un horizon obsédant. Par exemple, à la fin de Brian Holm…, ces plans d’herbes avec le fleuve se retrouvent dans Sombre. Je crois que je fais des films avec très peu de choses. Je tente de travailler dans un champ qui est de l’ordre du non-su, du non-savoir, d’une obscurité inconsciente qui nous anime et qui est le réel – même si ce n’est pas la définition habituelle du réel. Peut-être même est-ce la définition la plus stricte du réel.

Godard disait que tout film est un documentaire sur les acteurs, leur corps, leur présence. Pour moi, tout film est un documentaire, au sens où il attrape, il arrache quelque chose de cette relation très éblouissante à la multitude, au bruissement du monde. Mes films convoquent le propre réel du spectateur, sa propre relation au réel, les affects qui nous équilibrent ou nous déséquilibrent, sa sexualité, ses rêves, ses angoisses, ses joies… Je travaille sur cette ligne de partage que cite Deleuze en reprenant D.H. Lawrence : essayer de faire un geste artistique, essayer d’ouvrir une fente dans cette ombrelle qui nous protège du chaos, essayer d’entendre ce chaos venteux.

Vos œuvres sont également parcourues par l’importance du geste même de filmer, avec tout le corps…

Mon approche de ce geste n’est pas du tout intellectuelle. Quand un plan est strictement instrumentalisé par le scénario, il ne m’intéresse plus. Il y a plusieurs années, j’ai accepté de filmer des comédiens qui jouaient une pièce de Thomas Bernhard. Mais, en tournant, je ne ressentais aucun désir, ni pour le texte, ni pour le jeu, ni pour les acteurs. Puis j’ai basculé le point : le visage perdait sa consistance, devenait une surface de chair défaite, presque gangrenée par le flou. Quand les acteurs ont vu le film, ils l’ont détesté ! Mais de mon côté, j’avais alors ressenti un désir pour cette image-là, plus juste, plus vraie, plus dense. J’étais alors face au trou noir, à l’informe au sens de Bataille, quelque chose qui est à l’intérieur du corps, quelque chose d’organique, au sens où l’organe est ce qui nous menace le plus. Le geste de filmer est comme celui de peindre : les peintures du Greco naissent d’un geste qui dépasse la question du sujet, de la théologie. Elles placent les corps dans une sorte d’étirement lumineux, dans un ciel très cotonneux… « Que veulent dire vos peintures ? », demandait-on à Picasso. Il répondait : « Que veut dire un chant de coquelicots ? » Cela pose la question de la présence des êtres et des choses, celle d’un réel produit par notre subjectivité. Le cinéma est une caisse de résonance incroyable pour saisir cette dimension-là. Dans une scène d’Accatone, le personnage principal marche mais ce n’est pas seulement un acteur qui arrive dans le champ. Pasolini filme ce corps, le désir qu’il a pour cet acteur, la totalité de la vibration qui l’occupe, la banlieue défaite dans laquelle il avance, la qualité de la lumière…

Avant même la réalisation de Sombre et de La Vie nouvelle, vos documentaires sont traversés par des fragments de fiction. Dans Cafés (1992), qui est une suite d’immersions dans des bars à travers l’Europe, vous incluez une trame fictionnelle portée par deux comédiens qui font le lien entre les différents épisodes. La scène du café de la gare de Nîmes, fréquenté par des légionnaires, est exemplaire…

Pour cette scène, j’avais tourné dans le bar et je sentais qu’il y avait une possibilité d’y inscrire un bout de fiction. L’actrice de Cafés se retrouve seule au milieu des légionnaires ; et l’un d’eux l’aborde, un quart d’heure avant de prendre son train. Elle avait une présence « fabriquée », lui une présence brute. Avec l’incroyable fragilité de cet homme, la déstabilisation de la comédienne, le caractère éphémère de la rencontre, je sentais une possibilité très grande de mise en scène. Plus généralement, beaucoup de mes documentaires sont travaillés par la façon dont des éléments issus de la réalité la plus brute peuvent alimenter des irruptions fictionnelles. Dans le même temps, ce désir très fort de fiction ne prenait jamais complètement corps, il était toujours entravé. Comme dit Lacan, on ne s’autorise jamais que de soi-même : je ne m’autorisais pas cette possibilité de produire les images que je voulais réellement produire. Cela passait encore par du tiers. Le documentaire ne me permettait pas de produire le monde qui m’occupe obscurément. Dans le documentaire, mon monde surgit par fragment. Dans la fiction, il est plus intense, réuni, massif, homogène.

Envisagez-vous alors de revenir aux documentaires ?

Je n’en avais pas envie et je ne m’en sentais pas capable. Aujourd’hui, je ressens une nouvelle envie de documentaires. Après Sombre et La Vie nouvelle, du coup – c’est l’expression juste – je veux voir ce que je vais pouvoir filmer et comment je vais le filmer. Voir le geste que j’aurai à ce moment-là. Je ne le connais pas et je ne peux même pas le pressentir. Mais je pense qu’il sera plus apaisé, qu’il ouvrira peut-être un nouveau chemin, un nouveau frayage dans la question du réel et des corps. Pendant de nombreuses années, beaucoup de choses ont été liées chez moi à la mélancolie. Je ne suis plus du tout mélancolique, je le suis beaucoup moins. La grande question pour ma vie est celle de la joie. Très profondément. La mort ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse, la vérité de mon combat, même s’il est très dur, c’est la possibilité de déployer, de soutenir une vie vivante.

Propos recueillis par Safia Benhaim, Sébastien Galceran et Christophe Postic.

  1. Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : « les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette d’Achab. »

« Cinema furioso »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Deuxième entretien de la série : Gian Vittorio Baldi.

Vos fictions donnent l’impression de saisir l’événement immédiat. Votre pratique antérieure du documentaire vous a-t-elle amené à rechercher cet effet et à rejeter les règles conventionnelles de la mise en scène ?

La question n’est pas de savoir si la part de construction de mes films est plus ou moins grande, puisque tout est construction, mais de déterminer la façon dont ce que je construis peut acquérir la plus grande force expressive possible, et traduire le mieux ma pensée, ma vision. Dans mes documentaires comme dans mes fictions, je travaille soigneusement la mise en scène, parfois même jusqu’à l’excès. Pour mon dernier film, Nevrijeme – Il Temporale, j’ai fait plus de deux mille dessins pour préparer le tournage. Tout simplement parce que je ne crois pas que le cinéma, qui est une façon de saisir le mouvement inhérent aux images, puisse saisir quoi que ce soit du réel, et doive même le faire.

Dès le manifeste que j’ai écrit en 1953, j’ai établi les principes qui me semblaient permettre le mieux cette « libération » du cinéma. Pour moi, le cinéma doit être réalisé d’un jet, dans l’instant, et renoncer le plus possible à la manipulation technique, à la « manie proustienne » des corrections, des reprises, des remaniements, etc. S’il y a bien un travail de mise en scène, il doit se faire en amont du tournage. On peut répéter les scènes avec les acteurs dans une fiction, convenir d’une mise en scène avec les personnages d’un documentaire, mais le moment où la caméra tourne doit être absolument unique, singulier, une situation dont on sait qu’elle ne se répétera jamais, un peu comme au théâtre. Pour moi, c’est la seule façon de saisir le mouvement de l’image et d’en exprimer l’intensité. Cette intensité-là donne au spectateur l’impression que je tourne dans l’instant où l’événement se produit, que tout est « réel » dans mes documentaires comme dans mes fictions.

Et ce parti pris s’exprime dans vos choix du son direct, de la lumière naturelle…

En utilisant de grands réflecteurs en aluminium, je peux me passer de l’éclairage artificiel. Même dans mon dernier film, très cher (rires), tourné à Sarajevo, j’ai utilisé cette technique. Au grand étonnement de mes producteurs ! Sur un tournage, c’est une pratique inhabituelle et très surprenante. Généralement, le directeur de la photographie installe les lampes avec une grande précision, jour/contre-jour, champ/contre-champ, et une fois l’exposition réglée, on ne touche plus à son travail d’orfèvre. C’est comme le cadrage : il reste identique, même si on peut toujours modifier un petit quelque chose bien sûr. Tandis qu’avec la lumière naturelle, tout change en permanence. Du premier cadre au second, tout est différent.  Chaque cadre est unique, impossible à répéter. C’est le même principe pour le son : l’utilisation du son direct, elle aussi, condense le temps de la réalisation.

Vous allez même jusqu’à renoncer d’utiliser le montage comme un moyen d’écriture ?

Je n’assiste jamais au montage. Pour moi, c’est une simple opération technique. Je laisse faire le monteur qui n’a qu’à coller les séquences les unes aux autres. Dans mes films, l’ordre de la réalisation est identique à l’ordre du récit et je garde la quasi-totalité de ce que j’ai filmé. Pour saisir ce que j’appelle la musique de l’image et son mouvement, il faut débarrasser la réalisation proprement dite de toute part de manipulation. J’ai réalisé Fuoco ! en seulement quatorze jours : il y a des erreurs, mais elles appartiennent au film. Le scénario est écrit à la manière d’une partition, d’une symphonie en quatre mouvements : le soir, la nuit, l’aube, le jour. Chacun de ces tempi se divise à son tour en trois, comme dans cette séquence où la femme de Mario essaye de s’approcher de lui avec tendresse : on passe de l’approche à l’amour en passant par le refus. L’exécution d’une partition ne permet pas la reprise ni la correction. Sans quoi on obtient tout sauf de la musique ! Je n’utilise jamais de musique dans mes films : pour moi, la musique, c’est l’image. La musique n’est pas seulement l’image, mais elle est dans l’image et elle est, dans l’image, l’image même. Un psychologue avait demandé aux spectateurs qui sortaient d’une projection de L’ultimo giorno di scuola, à Milan, ce qu’ils pensaient de la musique du film. Tous ont répondu qu’elle était très présente, et même furiosa !

Propos recueillis par Céline Leclère et Pierre Thévenin

Le télescope de l’invisible

Quelques morceaux choisis de la Recherche… et une collection de photographies de Proust ; Pierre Larcher, heureux habitant d’Illiers, où Marcel enfant passait ses vacances, et Céleste Albaret, servante et confidente de l’écrivain à la fin de sa vie ; Cabourg où il se rendait pour profiter de cette station balnéaire à la mode en 1900, et Venise où il séjourna trois semaines et engrangea moult notes qui resurgiront dans Albertine disparue… À seulement énumérer la matière documentaire de ce film produit pour la télévision et diffusé à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur, l’on raterait à coup sûr son intérêt et sa beauté. Dans Proust, l’art et la douleur, Guy Gilles élabore un autre projet que celui d’un « docu pédago » sur le petit Marcel. Quelques figures centrales de la vie amoureuse et littéraire de Proust, comme Reynaldo Hahn, ne sont d’ailleurs qu’évoquées ; quelques faits sont erronés (le rituel du baiser du soir qui ouvre Swann et que Pierre Larcher prend plaisir à situer à Illiers se déroulait en fait dans la maison familiale d’Auteuil ; en 1900, le père de Proust n’était pas avec son fils à Venise…).

En faisant de l’acteur récurrent de ses œuvres de fiction, Patrick Jouané, le personnage principal de son documentaire, Guy Gilles livre avant tout un récit crescendo sur la transmission et l’émancipation artistiques. Ni intervieweur faussement absent des reportages télévisés, ni substitut muet du spectateur, ni transposition métaphorique de Proust, Jouané est ici un personnage à part entière de l’œuvre de Guy Gilles. De passage à Venise, un homme, incarné par Jouané, médite sur Proust. L’étalement du tournage sur plusieurs années (1967-1971) permet à Gilles de suivre le parcours de remémoration enclenché par son « visiteur » : les gros plans du visage de Jouané enfantent les séquences conçues comme autant de traces mémorielles des visites que l’acteur a rendues à Larcher et Albaret, de ses immersions dans les lieux proustiens…

« Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond, c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour » explique Proust dans Contre Sainte-Beuve. Alors seulement, pense-t-il, l’artiste peut devenir lui-même, et du plus singulier, transfiguré par un style, faire œuvre universelle. Tout se passe comme si Guy Gilles reprenait ici ce chemin de la création. Objets cadrés et recadrés selon des angles différents, point de vue changeant sur les choses et les êtres qui changent, longs plans sur les visages détournés, tropisme des reflets, des miroirs et des fenêtres… : le style est bien dès le départ celui de Guy Gilles – caméra de l’introspection, télescope de l’invisible. Mais sa mise en scène semble comme corsetée par la figure de Proust. Puis, face à l’évocation de l’univers proustien, s’affirme peu à peu l’autonomie du « visiteur » : sous la voix d’Emmanuelle Riva lisant des extraits de la Recherche, se font plus présents les plans de Jouané rêvant, réfléchissant, scrutant, marchant…

Dans le dernier quart du documentaire, Gilles place un point de basculement qui lui permet d’émanciper tout à fait son film de la figure du maître. Dans une classe de Français du lycée Marcel Proust d’Illiers, Gilles suscite chez les élèves des comparaisons entre les descriptions de leur ville – sous les traits de Combray – dans Swann et leur propre ressenti. Nonchalance et rougissements, les lycéens réinscrivent alors dans le temps présent ce film travaillé jusque-là par le passé et par l’évanescence des êtres et des choses. Les derniers témoins de la vie de Proust peuvent bien quitter cette vallée de larmes, les maisons qu’il a habitées peuvent bien sombrer, les aubépines qu’il a tant aimées peuvent bien faner, son œuvre, elle, continue d’être lue et de toucher juste. Dans le reflet d’une vitrine, caméra à l’épaule, Guy Gilles se filme en train de filmer Patrick Jouané : son style est libéré, de nouveaux personnages prennent corps, comme la jeune Claudia abordée place Saint-Marc par Jouané sorti de sa méditation, ou ce jeune globe-trotter à la pipe qui lit un dépliant touristique de Cabourg. Gilles offre surtout ses scènes les plus personnelles, les plus intimes, dévoile ses sentiments pour son acteur en faisant dialoguer, en off, la passion du Narrateur pour Albertine avec, à l’image, les photographies de Jouané à diverses périodes de sa vie.

Bien sûr, l’important n’était pas seulement Proust mais aussi l’art et la douleur. Thèmes portés par Proust jusqu’à leur limite, mais qui ne lui appartiennent pas, thèmes creusés par Gilles au plus profond de lui-même et de ses œuvres : la souffrance du solitaire qui ne peut vivre seul, et l’art, en l’occurrence le cinéma, comme soustraction de l’être représenté (et aimé) à la loi du temps. Si Proust, l’art et la douleur touche autant, c’est parce que Guy Gilles s’y dévoile dans chaque plan, chaque séquence, jusque dans les dernières minutes « sans fin » d’une extase de mémoire.

Sébastien Galceran

Le procès

Hitler, un film d’Allemagne est un véritable choc. Rarement une œuvre cinématographique est apparue aussi monumentale, aussi hors norme. Constat qui n’est pas redevable à sa seule durée, plus de sept heures. Si le film coupe le souffle, c’est parce qu’il dresse avec une ampleur sans précédent le procès à charge d’Adolf Hitler que Syberberg considère, très sérieusement, comme le grand metteur en scène de l’une des plus importantes tragédies du vingtième siècle : le nazisme et ses effroyables conséquences. Auschwitz, des morts par millions, une Allemagne et un continent européen en lambeaux, des villes totalement rasées, une partition territoriale jusqu’en 1989… Un deuil immense à porter, dont celui de l’art et de la langue, comme le donne à entendre très distinctement le film.

Hitler à la mise en scène. Mais aussi, dans son orbite maudite, la cinéaste Leni Riefenstahl à la réalisation et l’architecte Albert Speer à la mise en lumière et en espace. Soit, ici, la fusion fatale de toutes les puissances du cinéma (hypnose et identification réunies) et des constructions démesurées, dont Nuremberg, lieu des grands-messes nazies, constitue en quelque sorte le paradigme.

Pour mener jusqu’à son terme le procès et conclure à la condamnation sans appel du Fürher, Syberberg déploie une variété de dispositifs (notamment) visuels dont la colonne vertébrale repose sur la projection frontale de diapositives ou d’extraits de séquences de films. Les acteurs évoluant, par exemple, devant les images projetées du « nid d’aigle » de Berchtesgaden, de la demeure d’Hitler à Obersalzberg, devant des corps calcinés ou des masses compactes. Un procédé qui sera totalement abandonné dans ses films suivants, Syberberg se radicalisant sur la forme du monologue.

Ce qui frappe d’emblée dans Hitler.., c’est sa mise en scène théâtrale et la visibilité des artifices qui l’accompagne. Syberberg a d’ailleurs tourné un documentaire sur le travail de Bertolt Brecht avec le Berliner Ensemble au début des années cinquante et a consacré deux films à Fritz Kortner, l’une des figures majeures du théâtre expressionniste allemand. Dans un souci anti-naturaliste, Syberberg multiplie les représentations du corps du dictateur et des principaux dignitaires nazis. Comédiens certes, mais aussi poupées, marionnettes, pantins, effigies… : le film déborde, atomise même, le genre documentaire ou celui de la simple reconstitution historique.

Sur cette multiplication des figures, grotesques la plupart du temps ou au bord de la caricature (le ton est donné dès l’ouverture), viennent se superposer différents matériaux sonores : extraits de discours de Hitler, de Goebbels ou de Himmler, chants militaires, reportages radiophoniques sur l’avancée des troupes, cris de foules glaçants, bulletins du front, appel des morts du putsch raté de 1923 qui revient comme une litanie… Cette mise en sons trace les contours de l’esthétisation de la politique par les nazis. Comme le souligne le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, dans un très beau texte consacré à Syberberg à l’occasion de la Documenta X de Kassel en 1997, « le moyen propre au nazisme pour effectuer cette identification-incarnation-organisation, c’est l’art. L’art envisagé comme instrument, et comme but, politique ». Et plus loin : « Ce à quoi [Syberberg] pense, c’est à la volonté (plus ou moins obscure) du nazisme de faire naître à lui-même le peuple allemand, de le produire et de l’ériger en tant qu’ouvre d’art ».

Il est impossible, sur une telle durée de projection, d’énumérer tout ce que Hitler… fait naître, voisiner ou entrer en résonance. Il faut plonger dans ses entrailles, entendre ses dimensions acoustiques (les paroles, les musiques, celles de Richard Wagner essentiellement), dériver entre ses couches et ses citations visuelles, se perdre dans ses strates sonores, pour mesurer, abasourdi, ce qu’une telle œuvre nous dit de l’état des sociétés contemporaines.

Éric Vidal

Incarnations

Au départ du casting, cette petite annonce, laconique et précise : « Recherchons pour un tournage de films de fiction des hommes et des femmes entre soixante-cinq et quatre-vingt-dix ans, parlant le yiddish. ». Se présenteront donc spontanément des personnes dont les entretiens filmés vont constituer la matière du film. La destination première de ces images n’est pas leur diffusion. Le cadre est un simple plan moyen, le plus souvent fixe, dont le but est de garder mémoire des rencontres, tout en dévoilant la photogénie des candidats – complément indispensable des instantanés et des fiches de renseignement tenus par la production. L’utilisation des images à une autre fin que celle pour laquelle elles ont été tournées, leur rapprochement inédit, n’est pas sans évoquer le travail de mise en forme de montage d’archives.
À partir de différents entretiens réalisés dans les bureaux de la production, Finkiel reconstitue l’histoire du casting dans sa chronologie, d’une première rencontre jusqu’à la proposition d’un rôle dans l’une de ses deux fictions : Madame Jacques sur la croisette ou Voyages. Nous ne sommes pas bien sûr dans le récit d’un concours mais dans un premier travail d’incarnation de ceux que Finkiel a imaginés dans ses scénarios (dont très peu est révélé dans Casting, mais que nous savons écrits, au moins en partie).
On aperçoit ici la variété des arcs de vie d’une communauté, déterminée ici par le parler de cette langue, transnationale s’il en est, le yiddish. Toutes ces histoires sont différentes mais fortement reliées à l’Histoire de l’Europe du XXe siècle, marquée par la guerre, l’Holocauste. Les voix, les postures, les récits spontanés nous laissent entrevoir la création de ces êtres cinématographiques qui naissent de la rencontre des acteurs et des personnages du scénario. Ce sont autant de variations possibles du récit.
Le montage met parfois en valeur les points de convergences. Ainsi, différents plans du même geste sont extraits des mises en situation ou tout simplement pris dans un entretien au naturel. Puis ils sont montés cut en série comme une accumulation, une cristallisation, détachant les gestes comme un signe remarquable, doté d’un fort pouvoir d’évocation. Tendre une feuille, un papier, un document. Ce geste on le retrouvera plusieurs fois dans Voyages, comme un garant d’un pan de leur histoire, de leur identité. Tous ces signes apparaîtront dans les fictions où ils seront vecteurs d’un partage intime de l’expérience. Dans cette quête du reconnaissable, du tangible, Casting, document sur la création cinématographique, prend aussi une valeur de témoignage qui se manifeste plus dans une affirmation ontologique que dans le simple recueil des récits.
Les incarnations se constituent ainsi quelque part entre acteurs et personnages. Il suffit, vers la fin du film, des plans d’un chapeau sur un portemanteau ou d’une chaise pour que notre imaginaire les attribue aussitôt à d’hypothétiques propriétaires. Alors, la fiction s’est déjà constituée. Et dans le dernier plan, lorsque Esther sortira des locaux de la production, entourée d’un cadre noir délimité comme un écran de cinéma, elle sortira du film pour entrer pleinement dans Voyages.

Boris Mélinand

Beau travail

Dans le programme consacré aux films de Samba Félix Ndiaye, nous pourrons voir ce matin ceux dont le thème central est le travail. Autant que la création d’un conservatoire émouvant des métiers, il s’agit bien de la captation du travail considéré comme un élément déterminant de l’activité humaine et du mode de vie. Pour les pêcheurs de Geti Tey, l’organisation sociale du village et l’indépendance économique des femmes sont menacées par une concurrence plus fortement équipée. Alors que le ton intime du commentaire donne à ses autres films (que nous pourrons voir sur la suite de la journée) une saveur toute particulière, ici la seule parole est celle des interviewés. Le film reconstitue une journée d’un village de pêcheurs. La construction chronologique rend évident un certain équilibre de vie constitué par l’expérience et l’habitude. C’est dans la parole des interviewés que sont évoqués le passé du village, les enjeux, les relations économiques. La nature et l’ampleur de la menace que représenterait le bouleversement de cette organisation deviennent tangibles en peu de mots. Il n’est pas besoin de fortes images de chalutiers industriels pour sentir leur approche. Alors que l’image capte le travail dans son déroulement, les interventions – comme des contrepoints – rappellent combien ce travail est dépendant des nécessités économiques de l’environnement, et donnent toute la mesure de la précarité de ces équilibres.
Ce processus est poussé à son comble dans la série thématique Trésors des poubelles composée de courts films bâtis sur le même principe que Geti Tey. Sont présentés des métiers basés sur la transformation de matériaux de récupération. Loin du dérisoire, ce que capte NDiaye, c’est l’âpreté au travail et l’artisanat savant, presque alchimique développé par l’humain. Le cadrage reste à taille d’homme, nous ne rentrons pas dans les détails techniques, personne n’est démarqué du groupe. C’est une forme de célébration du génie du travail dont l’activité forme la communauté. Rapidement, la fascination pour ces savoir-faire prend le dessus sur un possible regard ethnocentriste. On sera étonné par exemple des similitudes entre l’atelier de Teug ou les chaudronniers d’art de Ndiaye et celui de Pour mémoire de Jean-Daniel Pollet. La construction sonore (sons du travail, des matériaux frappés, voix et cris humains dont on ne sait plus s’ils sont ou non synchrones) s’écarte du réalisme et donne un rythme presque musical à l’activité filmée (voir Les Malles). Pas d’esthétisation ni de magnification du travail pour autant. Loin des clichés misérabilistes, ces hommes et ces femmes sont présentés dans leurs entreprises humaines, confrontés à la dureté du monde.
Choisir de produire ces films sous forme de série accentue encore l’effet volontariste, une certaine insistance à réhabiliter ces métiers autant qu’à transformer le regard du spectateur.

Boris Mélinand