Le télescope de l’invisible

Quelques morceaux choisis de la Recherche… et une collection de photographies de Proust ; Pierre Larcher, heureux habitant d’Illiers, où Marcel enfant passait ses vacances, et Céleste Albaret, servante et confidente de l’écrivain à la fin de sa vie ; Cabourg où il se rendait pour profiter de cette station balnéaire à la mode en 1900, et Venise où il séjourna trois semaines et engrangea moult notes qui resurgiront dans Albertine disparue… À seulement énumérer la matière documentaire de ce film produit pour la télévision et diffusé à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur, l’on raterait à coup sûr son intérêt et sa beauté. Dans Proust, l’art et la douleur, Guy Gilles élabore un autre projet que celui d’un « docu pédago » sur le petit Marcel. Quelques figures centrales de la vie amoureuse et littéraire de Proust, comme Reynaldo Hahn, ne sont d’ailleurs qu’évoquées ; quelques faits sont erronés (le rituel du baiser du soir qui ouvre Swann et que Pierre Larcher prend plaisir à situer à Illiers se déroulait en fait dans la maison familiale d’Auteuil ; en 1900, le père de Proust n’était pas avec son fils à Venise…).

En faisant de l’acteur récurrent de ses œuvres de fiction, Patrick Jouané, le personnage principal de son documentaire, Guy Gilles livre avant tout un récit crescendo sur la transmission et l’émancipation artistiques. Ni intervieweur faussement absent des reportages télévisés, ni substitut muet du spectateur, ni transposition métaphorique de Proust, Jouané est ici un personnage à part entière de l’œuvre de Guy Gilles. De passage à Venise, un homme, incarné par Jouané, médite sur Proust. L’étalement du tournage sur plusieurs années (1967-1971) permet à Gilles de suivre le parcours de remémoration enclenché par son « visiteur » : les gros plans du visage de Jouané enfantent les séquences conçues comme autant de traces mémorielles des visites que l’acteur a rendues à Larcher et Albaret, de ses immersions dans les lieux proustiens…

« Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond, c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour » explique Proust dans Contre Sainte-Beuve. Alors seulement, pense-t-il, l’artiste peut devenir lui-même, et du plus singulier, transfiguré par un style, faire œuvre universelle. Tout se passe comme si Guy Gilles reprenait ici ce chemin de la création. Objets cadrés et recadrés selon des angles différents, point de vue changeant sur les choses et les êtres qui changent, longs plans sur les visages détournés, tropisme des reflets, des miroirs et des fenêtres… : le style est bien dès le départ celui de Guy Gilles – caméra de l’introspection, télescope de l’invisible. Mais sa mise en scène semble comme corsetée par la figure de Proust. Puis, face à l’évocation de l’univers proustien, s’affirme peu à peu l’autonomie du « visiteur » : sous la voix d’Emmanuelle Riva lisant des extraits de la Recherche, se font plus présents les plans de Jouané rêvant, réfléchissant, scrutant, marchant…

Dans le dernier quart du documentaire, Gilles place un point de basculement qui lui permet d’émanciper tout à fait son film de la figure du maître. Dans une classe de Français du lycée Marcel Proust d’Illiers, Gilles suscite chez les élèves des comparaisons entre les descriptions de leur ville – sous les traits de Combray – dans Swann et leur propre ressenti. Nonchalance et rougissements, les lycéens réinscrivent alors dans le temps présent ce film travaillé jusque-là par le passé et par l’évanescence des êtres et des choses. Les derniers témoins de la vie de Proust peuvent bien quitter cette vallée de larmes, les maisons qu’il a habitées peuvent bien sombrer, les aubépines qu’il a tant aimées peuvent bien faner, son œuvre, elle, continue d’être lue et de toucher juste. Dans le reflet d’une vitrine, caméra à l’épaule, Guy Gilles se filme en train de filmer Patrick Jouané : son style est libéré, de nouveaux personnages prennent corps, comme la jeune Claudia abordée place Saint-Marc par Jouané sorti de sa méditation, ou ce jeune globe-trotter à la pipe qui lit un dépliant touristique de Cabourg. Gilles offre surtout ses scènes les plus personnelles, les plus intimes, dévoile ses sentiments pour son acteur en faisant dialoguer, en off, la passion du Narrateur pour Albertine avec, à l’image, les photographies de Jouané à diverses périodes de sa vie.

Bien sûr, l’important n’était pas seulement Proust mais aussi l’art et la douleur. Thèmes portés par Proust jusqu’à leur limite, mais qui ne lui appartiennent pas, thèmes creusés par Gilles au plus profond de lui-même et de ses œuvres : la souffrance du solitaire qui ne peut vivre seul, et l’art, en l’occurrence le cinéma, comme soustraction de l’être représenté (et aimé) à la loi du temps. Si Proust, l’art et la douleur touche autant, c’est parce que Guy Gilles s’y dévoile dans chaque plan, chaque séquence, jusque dans les dernières minutes « sans fin » d’une extase de mémoire.

Sébastien Galceran

Le procès

Hitler, un film d’Allemagne est un véritable choc. Rarement une œuvre cinématographique est apparue aussi monumentale, aussi hors norme. Constat qui n’est pas redevable à sa seule durée, plus de sept heures. Si le film coupe le souffle, c’est parce qu’il dresse avec une ampleur sans précédent le procès à charge d’Adolf Hitler que Syberberg considère, très sérieusement, comme le grand metteur en scène de l’une des plus importantes tragédies du vingtième siècle : le nazisme et ses effroyables conséquences. Auschwitz, des morts par millions, une Allemagne et un continent européen en lambeaux, des villes totalement rasées, une partition territoriale jusqu’en 1989… Un deuil immense à porter, dont celui de l’art et de la langue, comme le donne à entendre très distinctement le film.

Hitler à la mise en scène. Mais aussi, dans son orbite maudite, la cinéaste Leni Riefenstahl à la réalisation et l’architecte Albert Speer à la mise en lumière et en espace. Soit, ici, la fusion fatale de toutes les puissances du cinéma (hypnose et identification réunies) et des constructions démesurées, dont Nuremberg, lieu des grands-messes nazies, constitue en quelque sorte le paradigme.

Pour mener jusqu’à son terme le procès et conclure à la condamnation sans appel du Fürher, Syberberg déploie une variété de dispositifs (notamment) visuels dont la colonne vertébrale repose sur la projection frontale de diapositives ou d’extraits de séquences de films. Les acteurs évoluant, par exemple, devant les images projetées du « nid d’aigle » de Berchtesgaden, de la demeure d’Hitler à Obersalzberg, devant des corps calcinés ou des masses compactes. Un procédé qui sera totalement abandonné dans ses films suivants, Syberberg se radicalisant sur la forme du monologue.

Ce qui frappe d’emblée dans Hitler.., c’est sa mise en scène théâtrale et la visibilité des artifices qui l’accompagne. Syberberg a d’ailleurs tourné un documentaire sur le travail de Bertolt Brecht avec le Berliner Ensemble au début des années cinquante et a consacré deux films à Fritz Kortner, l’une des figures majeures du théâtre expressionniste allemand. Dans un souci anti-naturaliste, Syberberg multiplie les représentations du corps du dictateur et des principaux dignitaires nazis. Comédiens certes, mais aussi poupées, marionnettes, pantins, effigies… : le film déborde, atomise même, le genre documentaire ou celui de la simple reconstitution historique.

Sur cette multiplication des figures, grotesques la plupart du temps ou au bord de la caricature (le ton est donné dès l’ouverture), viennent se superposer différents matériaux sonores : extraits de discours de Hitler, de Goebbels ou de Himmler, chants militaires, reportages radiophoniques sur l’avancée des troupes, cris de foules glaçants, bulletins du front, appel des morts du putsch raté de 1923 qui revient comme une litanie… Cette mise en sons trace les contours de l’esthétisation de la politique par les nazis. Comme le souligne le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, dans un très beau texte consacré à Syberberg à l’occasion de la Documenta X de Kassel en 1997, « le moyen propre au nazisme pour effectuer cette identification-incarnation-organisation, c’est l’art. L’art envisagé comme instrument, et comme but, politique ». Et plus loin : « Ce à quoi [Syberberg] pense, c’est à la volonté (plus ou moins obscure) du nazisme de faire naître à lui-même le peuple allemand, de le produire et de l’ériger en tant qu’ouvre d’art ».

Il est impossible, sur une telle durée de projection, d’énumérer tout ce que Hitler… fait naître, voisiner ou entrer en résonance. Il faut plonger dans ses entrailles, entendre ses dimensions acoustiques (les paroles, les musiques, celles de Richard Wagner essentiellement), dériver entre ses couches et ses citations visuelles, se perdre dans ses strates sonores, pour mesurer, abasourdi, ce qu’une telle œuvre nous dit de l’état des sociétés contemporaines.

Éric Vidal

Incarnations

Au départ du casting, cette petite annonce, laconique et précise : « Recherchons pour un tournage de films de fiction des hommes et des femmes entre soixante-cinq et quatre-vingt-dix ans, parlant le yiddish. ». Se présenteront donc spontanément des personnes dont les entretiens filmés vont constituer la matière du film. La destination première de ces images n’est pas leur diffusion. Le cadre est un simple plan moyen, le plus souvent fixe, dont le but est de garder mémoire des rencontres, tout en dévoilant la photogénie des candidats – complément indispensable des instantanés et des fiches de renseignement tenus par la production. L’utilisation des images à une autre fin que celle pour laquelle elles ont été tournées, leur rapprochement inédit, n’est pas sans évoquer le travail de mise en forme de montage d’archives.
À partir de différents entretiens réalisés dans les bureaux de la production, Finkiel reconstitue l’histoire du casting dans sa chronologie, d’une première rencontre jusqu’à la proposition d’un rôle dans l’une de ses deux fictions : Madame Jacques sur la croisette ou Voyages. Nous ne sommes pas bien sûr dans le récit d’un concours mais dans un premier travail d’incarnation de ceux que Finkiel a imaginés dans ses scénarios (dont très peu est révélé dans Casting, mais que nous savons écrits, au moins en partie).
On aperçoit ici la variété des arcs de vie d’une communauté, déterminée ici par le parler de cette langue, transnationale s’il en est, le yiddish. Toutes ces histoires sont différentes mais fortement reliées à l’Histoire de l’Europe du XXe siècle, marquée par la guerre, l’Holocauste. Les voix, les postures, les récits spontanés nous laissent entrevoir la création de ces êtres cinématographiques qui naissent de la rencontre des acteurs et des personnages du scénario. Ce sont autant de variations possibles du récit.
Le montage met parfois en valeur les points de convergences. Ainsi, différents plans du même geste sont extraits des mises en situation ou tout simplement pris dans un entretien au naturel. Puis ils sont montés cut en série comme une accumulation, une cristallisation, détachant les gestes comme un signe remarquable, doté d’un fort pouvoir d’évocation. Tendre une feuille, un papier, un document. Ce geste on le retrouvera plusieurs fois dans Voyages, comme un garant d’un pan de leur histoire, de leur identité. Tous ces signes apparaîtront dans les fictions où ils seront vecteurs d’un partage intime de l’expérience. Dans cette quête du reconnaissable, du tangible, Casting, document sur la création cinématographique, prend aussi une valeur de témoignage qui se manifeste plus dans une affirmation ontologique que dans le simple recueil des récits.
Les incarnations se constituent ainsi quelque part entre acteurs et personnages. Il suffit, vers la fin du film, des plans d’un chapeau sur un portemanteau ou d’une chaise pour que notre imaginaire les attribue aussitôt à d’hypothétiques propriétaires. Alors, la fiction s’est déjà constituée. Et dans le dernier plan, lorsque Esther sortira des locaux de la production, entourée d’un cadre noir délimité comme un écran de cinéma, elle sortira du film pour entrer pleinement dans Voyages.

Boris Mélinand

Beau travail

Dans le programme consacré aux films de Samba Félix Ndiaye, nous pourrons voir ce matin ceux dont le thème central est le travail. Autant que la création d’un conservatoire émouvant des métiers, il s’agit bien de la captation du travail considéré comme un élément déterminant de l’activité humaine et du mode de vie. Pour les pêcheurs de Geti Tey, l’organisation sociale du village et l’indépendance économique des femmes sont menacées par une concurrence plus fortement équipée. Alors que le ton intime du commentaire donne à ses autres films (que nous pourrons voir sur la suite de la journée) une saveur toute particulière, ici la seule parole est celle des interviewés. Le film reconstitue une journée d’un village de pêcheurs. La construction chronologique rend évident un certain équilibre de vie constitué par l’expérience et l’habitude. C’est dans la parole des interviewés que sont évoqués le passé du village, les enjeux, les relations économiques. La nature et l’ampleur de la menace que représenterait le bouleversement de cette organisation deviennent tangibles en peu de mots. Il n’est pas besoin de fortes images de chalutiers industriels pour sentir leur approche. Alors que l’image capte le travail dans son déroulement, les interventions – comme des contrepoints – rappellent combien ce travail est dépendant des nécessités économiques de l’environnement, et donnent toute la mesure de la précarité de ces équilibres.
Ce processus est poussé à son comble dans la série thématique Trésors des poubelles composée de courts films bâtis sur le même principe que Geti Tey. Sont présentés des métiers basés sur la transformation de matériaux de récupération. Loin du dérisoire, ce que capte NDiaye, c’est l’âpreté au travail et l’artisanat savant, presque alchimique développé par l’humain. Le cadrage reste à taille d’homme, nous ne rentrons pas dans les détails techniques, personne n’est démarqué du groupe. C’est une forme de célébration du génie du travail dont l’activité forme la communauté. Rapidement, la fascination pour ces savoir-faire prend le dessus sur un possible regard ethnocentriste. On sera étonné par exemple des similitudes entre l’atelier de Teug ou les chaudronniers d’art de Ndiaye et celui de Pour mémoire de Jean-Daniel Pollet. La construction sonore (sons du travail, des matériaux frappés, voix et cris humains dont on ne sait plus s’ils sont ou non synchrones) s’écarte du réalisme et donne un rythme presque musical à l’activité filmée (voir Les Malles). Pas d’esthétisation ni de magnification du travail pour autant. Loin des clichés misérabilistes, ces hommes et ces femmes sont présentés dans leurs entreprises humaines, confrontés à la dureté du monde.
Choisir de produire ces films sous forme de série accentue encore l’effet volontariste, une certaine insistance à réhabiliter ces métiers autant qu’à transformer le regard du spectateur.

Boris Mélinand