Shampooing-baume pour le cœur

Padoue à Noël. Après quarante-quatre années d’existence, le salon de coiffure de Flavia va fermer.
Les mains de Flavia frottent doucement les cheveux humides de la vieille dame avec une serviette éponge rouge sombre. « Vous pouvez vous lever. » Flavia tend la main. Il n’y a que cela dans le cadre, cette main ouverte, tendue au-dessus du bac à shampooing. Geste parfaitement inutile, seulement là pour accompagner le mouvement du corps de sa cliente – « patiente » dira l’une d’entre elles – animé d’une tendresse pure. Il y a une émotion infinie à la vision de cette image, des trésors d’émotion rare qui parcourent le film comme une source chaude.
Chiusura est un film tranquille, tranquille comme la vie dans une petite ville.
Un film merveilleux d’écoute sensible, de douce captation du temps qui passe. Ce temps qui se dilate, quand l’âge venant, on ne sait plus très bien si on est mardi ou samedi, même si la radio rappelle l’heure régulièrement aux passagères du lieu. Ce temps dans un pli, celui du shampooing, du séchage sous le casque, d’un café, d’une cigarette, accueille des paroles quotidiennes et essentielles : l’amour, la maladie, la famille. Et, puisque c’est aussi la force du film de démonter les idées reçues sur ce type de lieu, Ronald Reagan, le LSD ou la guerre au Rwanda. Ces mamies nous étonnent et nous touchent au plus profond. Par la beauté de leur visage, filmé en gros plans, de leurs rides, avec ces bigoudis qui deviennent parure. Par la sincérité et la justesse de leurs propos sur l’image que renvoie le miroir. Par une absence de mesquinerie, un humour dévastateur, l’autodérision dont elles font preuve entre elles à certaines occasions.
C’est bien plus que d’un lieu de travail dont il s’agit dans Chiusura : un lieu de vie, un centre. Le salon de coiffure est le point de départ de toutes les rencontres faites par le réalisateur, et ce point commun original justifie toutes les séquences tournées à l’extérieur. Si Rossetto filme au plus près l’univers de Flavia, il suit également quelques entraînements de l’équipe de foot féminine du coin et l’installation, puis le spectacle d’un cirque itinérant.
Le film évite avec une grâce permanente le cliché. On est en Italie, patrie de Fellini, du foot, de la chansonnette. Mais le réel est autre. Ici, la belle blonde du numéro de lancer de poignards est loin d’être sublime dans son justaucorps pailleté, surtout quand elle évoque les risques du métier. Ce sont des filles qui discutent stratégie dans les vestiaires après le match. Et la variété goût guimauve fredonnée par toutes – la petite musique du film – devient un contrepoint léger, sentimental mais jamais mièvre, commentaire éternel de ces instantanés de vie.
Avec un regard doux, le film montre Flavia confrontée à la dispersion brutale de ses outils de travail. Sa difficulté à s’en séparer, à accepter cette « fermeture définitive » qu’elle a pourtant programmée. Il interroge la notion de travail, le travail de toute une vie. Permanence en passe de devenir une réalité obsolète, comme le matériel de Flavia semble une « antiquité » au futur repreneur du salon. Ç’aurait pu être un discours passéiste, un prêchi-prêcha sur « C’était mieux avant ». Il n’en est rien. À la fin, une vieille dame entre dans le salon vide parce qu’elle s’est perdue. Flavia l’accueille. Le spectateur s’interroge. Qui, désormais, prendra le temps de chercher l’adresse de cette femme dans l’annuaire, de la ramener chez elle en voiture pour lui éviter un trajet en bus ? Où ces petites mamies se réuniront-elles dorénavant ? Qui sera là pour écouter leurs paroles drôles ou graves, recueillir ces fragments de mémoire ? Le film ne distille pas la vision crépusculaire d’un monde qui s’éteint. Il s’oppose aux prédictions catastrophistes sur la solitude dans nos sociétés modernes. On en sort touché, nostalgique mais heureux, en se disant que les filles de l’équipe de foot prendront peut-être le relais de Flavia, elles ou d’autres. Il reste des niches de résistance et d’humanité, à Padoue et ailleurs, c’est sûr.

Céline Leclère