Tenir la distance

Deux-cent cinquante kilomètres : rayon du cercle tracé par Anne Faisandier autour de Paris, pour fuir, se reconstruire, ailleurs, pour faire le deuil d’un enfant. Le principe est clairement énoncé : Km 250 est un journal intime filmé et écrit ; le journal d’Anne Faisandier dont le propre rôle est interprété par Anouk Grinberg. La douleur, ainsi mise à distance, permet d’accéder au don, à la possibilité d’offrir son récit.
Filmer l’intime ne peut se faire que si le réalisateur envisage la dimension publique de cet intime : passer par le corps d’Anouk Grinberg pour se raconter est probablement une façon de mieux se percevoir et d’envisager sa relation au monde en tant que cinéaste. Dans une séquence très belle, Anouk Grinberg marche près d’un lac et s’adresse à une amie hors champ, censée lui rendre visite. Elle raconte que ses proches ont pris son départ dans le Morvan comme un suicide. Elle sourit puis se tourne vers la caméra, vers l’amie qui n’est autre qu’Anne Faisandier elle-même : « T’as eu peur toi quand je suis venue là, hein ? ». Troublant jeu de miroir : le personnage, la part fictionnelle de la cinéaste s’adresse au modèle original, l’interpelle.
Anne Faisandier procède comme si elle cherchait à se réincarner par une mise en jeu de soi. Il s’agit de se reconstituer en tant que corps et sujet par le biais de son actrice. Car c’est bien d’un sujet troué, percé, dispersé dont il est question. Elle ne filme pas le monde – ce qu’aujourd’hui chacun peut faire en vidéo – mais plutôt la façon dont le monde la transperce ; dont il la transperce doublement : une fois comme artiste et une fois comme corps – corps d’emprunt – présent devant nous. D’où cette nécessité de recréer le lien : on part d’un trou, d’un manque, d’une perte de l’évidence des choses pour tisser par-dessus et grâce au film, une nouvelle trame. Face à son miroir, Anouk Grinberg/Anne Faisandier fait une liste de ce qu’elle aime et de ce qu’elle n’aime pas – autre façon de faire le point, de chercher des repères, du sens : « J’aime pas vivre en sachant que personne ne me regarde ».
Filmer, c’est ne pas être seule : c’est regarder et se sentir regardée par les autres. Anne Faisandier filme ses amis, cherche à se recréer une nouvelle famille, celle des « immigrés urbains intégrés » qui, comme elle, ont quitté la ville pour se refaire ailleurs, qui, comme elle, tentent de s’inventer une vie et de lui insuffler du sens. Ils se nomment eux-mêmes « des résistants ». Et de fait, à l’écran, on ne cesse de les voir s’activer, se débattre. Agnès et Azou se démènent avec leur fromagerie, Jacques et Isabelle soufflent dans leur clarinette, s’entraînent au combat dans un pré, organisent des concerts. Tous luttent contre l’inertie de l’existence : « l’écueil serait de se satisfaire de peu » dit la voix off citant le journal intime écrit.
La question tûe mais lancinante de tout ce film est là : comment je fais pour continuer à vivre, à vivre bien ? C’est là que la subjectivité d’Anne Faisandier, cinéaste-auteur de sa propre intimité, se met à nous parler de notre condition collective. Le monde n’a de sens que celui qu’on lui donne. Il n’est pas par essence avec nous et ne se donne pas sans que nous ayons besoin de le capturer, sans le moindre effort. C’est ce leurre du plein du monde qu’Anne Faisandier dénonce : « J’ai revu au travers des yeux de Perrine des paysages que je ne regardais plus. La nature me déçoit un peu parce qu’elle se répète. Chaque année se succèdent coucou, lilas, acacia, etc. C’est presque lassant. Objectivement c’est joli, mais je ne vois plus rien ».
Rares sont les films qui parlent autant du cinéma que de la vie. Or le documentaire comme la vie sont confrontés au réel en tant que le réel est un défi au récit, à l’écriture, au sens. Anne Faisandier, en véritable documentariste s’intéresse à ce qui résiste. « Je n’aime pas le laisser aller de certains corps ». Elle aussi se bat, lutte contre l’asphyxie avec obstination et sensibilité, tente de recomposer à partir du magma informe, de l’inévidence du réel, un monde, possible.

Marie Gaumy

L’infini des possibles

Mabou, Nouvelle-Écosse. Au bout d’une route perdue, dans un paysage sauvage battu par les vents, une maison fait face à l’océan. En retrait du monde, c’est là que vit Robert Frank. De nationalité suisse, Frank émigre aux États-Unis dès 1950, exil volontaire à partir duquel il élabore une œuvre qui, de la photographie au cinéma, se confond peu à peu avec sa propre existence. Tourné en 1996 sur support vidéo, The Present brasse des éléments autobiographiques mais, en zigzaguant du journal intime au carnet de route(s), le film déborde largement de ce cadre. Car des routes, justement, Frank n’a cessé d’en tracer, et de toutes sortes, lignes de fuite(s) plutôt que lignes circulaires, brisées plutôt que droites, dressant ainsi une cartographie sensible du territoire 1 qui vibre finalement comme autant d’autoportraits. The Present s’inscrit dans cette visée esthétique. Il est la tentative d’agréger des bouts d’une histoire en cours, la sienne, à des images fixes ou animées, la vie avant Mabou ou ailleurs, l’ensemble présentant au moment de l’enregistrement un « état des lieux » de la vie de l’artiste, comme le ferait une photographie. Omniprésent pendant les vingt-quatre minutes que dure le film – sa voix sépulcrale lançant dans le hors champ sonore de furieuses imprécations pour accompagner la course d’un zoom, exiger d’une lampe qu’elle s’allume ou effaroucher un cerf majestueux qui l’observe du dehors –, Frank n’apparaît pourtant pratiquement jamais à l’image. Lorsqu’il « advient », c’est à titre de reflet sur une surface réfléchissante, apparition fragile accolée au substantif « memory » décliné ensuite, par la grâce d’une opération d’effacement des deux dernières syllabes, en « me » (moi). À ce moment précis, dans le tremblé de l’image vidéo, la figure de Frank, en apesanteur dans l’espace granuleux de la représentation, coexiste dans la contiguïté du langage et du temps ; et cette passerelle, dans sa simplicité et son dénuement, est magnifique. Il sera beaucoup question de reflets, de fenêtres, de miroirs et de cadres tout au long de The Present. Peut-être parce qu’ils sont pour l’auteur les seuls moyens de « transport », au double sens du terme, poétique et physique, pour visiter les morts. Passant derrière la caméra – devenu objet de transition – pour explorer les failles du réel ou ses interstices, Frank convoque les spectres. Il retrouve Pablo, le fils suicidé, et Andréa, la fille décédée dans un accident d’avion. À cela il faut ajouter la texture particulière de l’image vidéo 2 qui, avec sa trame, ses effets de surexposition, ses pertes (grain, netteté, contours), renforce ce sentiment funèbre. Il y a du Lewis Caroll dans ce désir enfantin de traverser les miroirs pour abolir ou réduire les frontières entre le monde tangible et son au-delà, Frank prenant un plaisir évident à brouiller les pistes et les repères. Quel monde rêvons-nous ? D’où viennent ces fantômes qui nous hantent ? Pourquoi suis-je en vie et mes enfants, morts ? De bifurcations en brusques embardées, des circulations s’installent, des dialogues se nouent : du dedans au dehors, de la présence à l’absence, du reflet à la photographie, du visible au dicible. Le film tire ainsi sa puissance de vie de sa forme éclatée, en étoile, issue d’un travail de montage qui mixe brusques montées de fièvre et plages plus apaisées. La mise en résonance plastique et musicale des fragments et des blocs crée alors une dynamique incontrôlable dont on sent bien qu’elle peut faire dérailler le film à tout instant, Frank se souciant visiblement peu de donner une structure linéaire à son récit. « It’s gonna be a movie about the black crows that come and feed there », balance-t-il ainsi tout à trac au milieu du gué, filmant l’étrange manège des corbeaux qui picorent devant sa maison. Cette instabilité esthétique crée des moments d’une beauté farouche, impure, indomptée. Les fragments s’enchaînent comme des plaques tectoniques en mouvement, charriant des torrents d’amour et de mort, des flots impétueux qui fusionnent, se détruisent puis s’agrègent plus loin sous une autre configuration (seules les photographies introduisent une pause dans le rythme qui s’emballe). Frank expérimente une forme, la triture dans tous les sens comme le ferait un John Coltrane ou un Albert Ayler avec leur improvisations rageuses et leur chorus déjantés, explorant à partir d’une colonne centrale d’autres pistes « musicales » (de couleur, d’intensité, de hauteur), qui sont comme autant de lignes de fuite déguisées. Capter ce qui passe à la portée de son objectif et qui peut « fictionner » (mouche, cheval, toile d’araignée, amis, océan, famille, photographies, arbres morts…) ; s’éloigner pour mieux s’échouer à Mabou, tel est le crédo de Robert Frank. Se perdre dans les lignes de fuite du paysage, retrouver au-delà des « lignes d’erre » chères à Fernand Deligny, les fantômes de Pablo et d’Andréa. À l’extrémité de la Nouvelle-Écosse, bientôt à l’extrémité de sa vie, ce rêve est aujourd’hui en passe de se réaliser sur ce territoire tourmenté, là où l’ultime ligne de fuite se confond avec les lignes d’horizon de l’océan et du ciel enfin réunis.

Éric Vidal

  1. En 1955 Robert Frank traverse l’Amérique pendant un an. Il en ramène 500 pellicules. En 1958, 83 photographies sont d’abord publiées en France dans Les Américains. Considéré aujourd’hui comme une œuvre majeure, l’accueil critique est à l’époque désastreux, le livre étant jugé anti-américain.
  2. Kinescopé, le film est diffusé en 35 mm.