Vivre ici

« Ma maison, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, mais c’est le vide entre les éléments parce que c’est là que j’habite. » Lao-Tseu.

Arrimés à leur maison ou à leur ferme, Yvette, Arlette, Léon, Catherine et Jean n’ont jamais – ou il y a si longtemps – connu d’autre lieu de vie, d’autre horizon que celui que dessinent la voie ferrée ou les pâturages alentour, d’autre compagnie que celle de leurs bêtes. Tous savent qu’ils mourront ici – du moins le souhaitent-ils. Réputé difficile le sujet est un grand classique du documentaire français, de Farrebique (1946) de Georges Rouquier à la trilogie de Raymond Depardon en passant par le travail d’Yves Caumont ou d’Ariane Doublet. Ici pas de visée ethnographique, peu importent l’activité agricole ou les particularismes régionaux. Damien Fritsch délaisse voix off et sous-titres qui pourraient territorialiser le discours : grâce aux accents se devine vaguement le sud-ouest ou l’est de la France. Fritsch ne cherche pas davantage à cartographier l’intimité de ses personnages. Confronté au mystère des déambulations de chacun dans son périmètre quotidien, il effleure seulement les énigmes que recèle le fait d’être enraciné quelque part. « Je n’ai jamais aimé ce coin », confie Yvette en désignant le fond de sa cuisine. Elle seule détient les codes de ses circulations domestiques, et des charges émotionnelles attachées à telle ou telle portion de son minuscule territoire. Dans une pièce mal éclairée, Léon est assis devant la cheminée. Pénombre, suie, terre, vieil homme aux vêtements élimés font jaillir le souvenir d’un tableau de Brueghel. Arlette, la moins bavarde, est la seule à ne pas être filmée chez elle. À moins que chez elle ne soit ce vaste pré vert dans lequel sa frêle silhouette voûtée disparaît derrière les grosses formes arrondies de ses vaches. Là encore, le champ des modalités du vivre ici n’est pas clôturé.

Le seul territoire que le film veut arpenter est celui de la mémoire. Dans le chaud de l’étable ou devant la cuisinière, Yvette et Léon livrent doucement un récit de vie fragmenté, quand une boule de drame surgit, à des années-lumière du moment de son enfouissement : « Ma mère m’a abandonnée à la naissance. Je ne comprends pas comment on peut faire ça » ; « le devais me marier mais la fille est morte ». In fine c’est la mémoire du réalisateur lui-même qui se révèle au cœur du projet. Pour expliquer la genèse du film, Fritsch confie avoir voulu retrouver ses souvenirs de la ferme de ses grands-parents, leurs gestes, leurs outils, autant de choses imprécises ou disparues qu’il a voulu faire renaître. Derrière ces quatre rencontres, il y a des heures passées sur les routes, des dizaines de vieux agriculteurs rencontrés à qui, dit-il, il ne parlait pas du film, mais de ses grands-parents.

En 1929, à la question de savoir pourquoi il avait choisi de filmer des vignerons dans Vendanges, Georges Rouquier répondait « Parce que je savais ce que c’était ». Ses questions ou interventions étant absentes du montage, Damien Fritsch semble retrouver une présence de petit garçon silencieux et attentif. Surtout, il parvient à établir une économie de bénéfices réciproques autour de la situation créée par le film. Yvette avoue qu’avec ses confidences à la caméra, elle s’est « bien rattrapée » de ses jours de solitude où les occasions de « faire la conversation » sont rares. Léon et Jean livrent leur fierté d’avoir, seuls, épierré un champ ou abattu un arbre. Si le réalisateur est voyeur, il ne confisque pas le regard – Yvette passe même dernière la caméra, juste pour vérifier « qu’on voit bien » !

Entre chaque séquence apparaissent des plans de coupe : feu, terre, eau, air confèrent un caractère essentiel à chacun des protagonistes. Interstices où l’on inhale des bouffées de mémoire floue, ces respirations ménagent une place aux grands-parents disparus et à l’enfance. Brefs signaux d’une grande cohérence avec la démarche du film, ces plans ouvrent encore de nouveaux espaces, pour que resurgissent intensément le goût des tartines de pain, la vision d’un lapin tué pour le repas, l’odeur de la paille fraîche dans l’étable, le bruit de la fourche qui racle le sol de ciment.

Céline Leclère

« Comme un papillon enfermé qui cogne a la vitre »

Entretien avec Show-Chun Lee

Comment filmer la clandestinité ? Dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré la réalisatrice et anthropologue d’origine taiwanaise Show-Chun Lee, fait le portrait de Ren Liping, une jeune sans-papiers chinoise. Mêlant esthétique documentaire classique et dispositifs fictionnels, ce film est l’aboutissement artistique d’un travail sur les ouvrières clandestines chinoises.

De quelle manière articulez-vous vos recherches anthropologiques et votre travail de cinéaste ?

J’ai quitté l’école très jeune. Par hasard, j’ai commencé à travailler à Taiwan avec un documentariste qui filmait les ouvrières. Petit à petit, J’ai compris que la condition ouvrière, celle des femmes en particulier, me touchait particulièrement.

Cet intérêt remonte à l’enfance : quand j’étais petite, mes parents avaient une usine de jouets, nous habitions dans l’usine même, dans une zone industrielle. En face de chez nous, je voyais les ouvrières qui travaillaient, prenaient leur douche, mangeaient, dormaient… J’avais l’habitude de les regarder vivre à travers ma fenêtre et cela m’intriguait. Partager ainsi leur vie, jouer et travailler avec elles dans mon enfance m’a amenée très tôt à ressentir une grande proximité avec ce milieu, à comprendre comment il fonctionne.

Une fois en France, j’ai commencé à étudier l’anthropologie en travaillant sur le monde ouvrier, et en particulier la situation économique et sociale des clandestines chinoises en France. Mais je n’étais pas totalement satisfaite : je me demandais ce que je pouvais faire de plus. J’ai entendu parler de l’école du Fresnoy à Tourcoing, j’ai passé le concours pour pouvoir réaliser un film sur cette forme d’esclavage moderne. Faire un film, c’est mon moyen d’action – je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce monde, j’ai envie de le changer. Mon désir de faire des films est un désir de réorganiser le monde, de manipuler la réalité au lieu d’être manipulé par elle. Pendant le tournage et le montage, je me dis : voilà le monde tel qu’il devrait être.

Pourquoi, dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré, l’image vidéo est-elle d ce point présente, à travers des procédés de mise en abyme ?

Quand je rentrais chez les familles chinoises, je me rendais compte qu’il y avait toujours une télévision allumée, avec le son très fort, diffusant des émissions ou des vidéo-clips, uniquement en chinois. Pendant les entretiens, je leur demandais de l’éteindre. Tout d’un coup, nous n’étions plus à l’aise. Il manquait quelque chose. Leurs lieux de travail sont souvent des lieux aveugles. La télévision est une énergie, une lumière qui vient de l’extérieur. Ces images sont un lien direct très fort avec leur pays, comme un tuyau qui les relie. Pour moi, l’image est vraiment une fenêtre.

Dans un autre film que j’ai réalisé sur les karaokés, les Chinois que j’ai rencontrés montent sur scène pour chanter leur chanson préférée. Ces gens qu’on ne regarde pas, qui n’ont pas d’identité en France, se mettent à exister sous les projecteurs, avec le micro, sous le regard de tout le monde. Les films vidéo qu’ils font réaliser pour leurs mariages sont du même ordre. Être vu, être filmé dans ces clips est pour eux très important. Cette transfiguration par la représentation a quelque chose de magique : la souffrance de la vie réelle n’a alors plus d’importance, la frontière entre le réel et cet autre monde devient ambiguë.

Les vidéo-clips, la publicité sont fabriqués par le capitalisme. En Chine, il y a une certaine naïveté ou un fantasme par rapport à ce type d’images qui constituent une rupture par rapport à l’histoire et à la culture de ce pays. C’est très attirant pour les Chinois qui ne peuvent pas aller aux Etats-Unis ou en France : il leur est plus facile alors, par l’image, de s’approprier cette culture occidentale tant admirée. De plus, en Chine, actuellement, il n’existe aucune religion forte : au fond, il y a une valeur qui est creuse et l’image prête à consommer la remplit.

Il m’est difficile de faire la distinction entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, à la fois dans la vie et dans le cinéma. Quand j’ai commencé à apprendre le français, j’ai découvert l’expression « mise en abyme » qui pour moi rendait très bien compte de cette imbrication des catégories. Spontanément, j’ai pensé que ce procédé permettait de montrer la souffrance de Liping dans la vie réelle, et comment cette fenêtre qu’est pour elle l’image lui permet de supporter cette souffrance. Quand elle est devant sa télévision, elle est comme un papillon enfermé qui cogne à la vitre pour sortir, et la télévision est cette fenêtre. Quand je réalise le vidéo-clip, j’ai envie de lancer ce papillon par la fenêtre, c’est comme une libération.

Le projet du film n’est-il pas de rendre à ce personnage de clandestine sa parole et sa visibilité ?

Pour restituer à Liping sa parole, j’ai eu recours à l’entretien mais aussi à un autre procédé : à la place de la voix off, j’ai utilisé des sous-titres défilant en bas de l’écran, comme dans les informations. La voix off me dérange, c’est comme « la voix de Dieu ». C’est une puissance dominante qui peut relever de la propagande. Certaines choses qui sont de l’ordre du mutisme, d’une voix intérieure ne peuvent pas être dites, et les sous-titres me paraissaient plus appropriés à traduire cette parole intime.

Cela me dérange souvent de voir des images de clandestins filmés avec le visage caché. Les sans-papiers n’ont pas d’identité, aucun droit à la parole, ils sont invisibles. Il est important de retrouver une égalité avec eux, de leur redonner un visage net, comme sur une photo d’identité, de leur restituer le droit d’être visibles comme les autres. À la fin du film, l’incrustation de l’image de Liping à la place d’un écran publicitaire, dans le paysage urbain, lui rend sa visibilité.

Propos recueillis par Safia Benhaim et Isabelle Péhourtica

De l’art de disparaitre

En Suisse romande, la part de rituel dont s’entoure la mort des hommes reçoit une forme particulière, qu’est allé filmer Fernand Melgar. L’euthanasie y est non seulement légale, mais pratiquée par des associations indépendantes des institutions publiques et médicales, sous le nom d’« assistance au suicide ». Le film emprunte ainsi son titre au nom de l’une de ces étranges associations vouées à organiser l’éventuelle disparition de leurs propres membres. Il tâche d’en retracer l’activité la plus quotidienne en prenant soin de ne pas donner dans le voyeurisme auquel un tel sujet pourrait si facilement prêter. Au lieu de focaliser l’attention sur l’instant décisif où les « accompagnateurs » de l’association assistent les malades dans leur suicide effectif, en leur délivrant la « potion » appropriée, Melgar s’efforce de montrer la série des paroles, des gestes, des efforts qui le préparent et, en amont, tentent de lui donner un sens humain.

L’objet principal du film tient dans cet entre-deux. Certes, il s’ouvre par la visite que rend le président de l’association, lui-même accompagnateur, à une vieille femme pour s’assurer une dernière fois de la décision qu’elle a prise de mettre fin à ses jours et se clôt sur le moment où elle ingérera la « potion ». Mais il conduit surtout l’exploration en spirale de tout ce qui sépare le premier de ces moments du second, de tout cet arrière-plan humain, affectif, social et… rituel qui soutient l’aspect le plus visible et le plus spectaculaire de l’activité de l’association dans la lenteur mitigée du quotidien. Le film multiplie alors les points de vue sur celle-ci, faisant passer pêle-mêle du bureau d’une standardiste recevant les appels les plus hétéroclites à l’insolite buffet d’une assemblée générale ou à l’apologie militante de la good death lors d’un symposium international au Japon.

Mais les séquences les plus frappantes retracent la succession des visites que rendent trois accompagnateurs à leurs malades respectifs, chez eux, et à la discussion qui s’ensuit, mêlant souvent un fils, un conjoint, une mère. Le cadre prend soin d’inclure alors les profils des uns et des autres, s’attachant à faire sentir la trame complexe des relations qui se tissent entre eux. En montrant les visages de biais plutôt que de front, en préférant les plans rapprochés aux plans larges, il donne aussi au spectateur le point de vue de quelqu’un qui serait assis là, tacitement pris à partie. Melgar fait ainsi découvrir l’étonnante puissance avec laquelle cette forme particulière d’organisation de la mort peut ouvrir la voie au partage et à la discussion.

La gratitude et le contentement si fantastiques avec lesquels les « suicidés » reçoivent les services d’Exit commencent à faire sens. La nécessité de décider de mourir ou non, puis de convenir d’une date et d’une heure, semble suffire à réunir vivants et mourants au sein d’une même expérience et permettre d’abolir un instant, juste un peu, l’abîme qui les sépare déjà.

Les hommes semblent alors réclamer pour mourir, en même temps qu’une potion, l’assentiment des leurs. Voilà pourquoi, sans doute, le film a installé son spectateur dans une proximité quasi familiale à l’égard de ses personnages. Moins pour tirer bénéfice, sur le plan dramatique, d’une intimité déjà saturée que pour lui faire percevoir quelques-uns de ces étranges chemins par lesquels l’expérience de la mort peut aussi dessiner des espaces de parole.

Pierre Thévenin

La bonne compagnie

Bobadilla est un village construit à côté d’une gare, grossi par le besoin de main d’œuvre du chemin de fer en développement. Une gare de passage, au milieu d’une vaste plaine, un village sans attraits apparents. C’est le hasard qui y a amené Carlos Alvarez lors d’un voyage. La réussite d’un voyage tient à la transformation des hasards en rencontres, lorsque l’anecdote n’est plus une fin mais un début. Ses retours à Bobadilla n’ont plus à voir avec le hasard, il a désormais fait connaissance avec le village, avec certains de ses habitants. C’est cette connaissance qu’il nous fait partager, il ne part pas à la recherche du village, il nous le présente de l’intérieur, depuis la place qu’il y occupe déjà.

Sa présence amicale, bienveillante est déjà sensible dans la voix off. Dans ses cadres soignés et composés, ses compagnons de rencontre s’inscrivent plus accueillis qu’encadrés. Lui-même y entrera lorsque la discussion le concernera. Les entretiens avec Antonio le chevrier, avec le chef de gare, ou Consuela l’amie disparue, avec qui il a tissé ce lien de la présence acceptée et respectueuse, sont des moments partagés. Plus que des portraits, ce sont des qualités de rencontre qui se révèlent. Certains évoquent leur enfance, la misère d’avant, le temps où le chemin de fer en pleine expansion faisait travailler beaucoup de monde, et puis le retour du chômage avec les progrès techniques, histoires dans l’Histoire. Et il y a le canteor qui évoque à gorge généreuse la vie du village, transcendant par le chant ce que la parole ne pourrait si simplement dire.

Ne poursuivant pas de but monographique, Alvarez nous donne à voir un paysage affectif de Bobadilla. Avec ce décor, qui pourrait être celui d’un film de Sergio Leone, le cadre allongé contribue à donner l’impression que Bobadilla est un village de western, mais dans un ouest inachevé où la conquête aurait été suspendue, le mythe brisé, le temps arrêté, l’espace cerné. Le film suit une géographie dictée par les pérégrinations d’Antonio et de son troupeau autour du village. Perpétuelles circonvolutions, coupant sans cesse cette voie ferrée qui a dû amener autant de personnes aux premiers temps qu’elle a dû en emmener plus tard. Mais on ne parle pas de ceux qui sont partis.

Pour ceux qui restent, la ligne de chemin de fer est cette ligne entre passé et futur, presque sans épaisseur ni profondeur, où le présent a peu d’espace pour s’installer. Le village semble en suspens, dans un temps un peu flottant entre passé et futur. Le passé et ses traumatismes mal soignés est toujours là, comme la vieille usine d’huile d’olive fermée depuis trop longtemps et dont il semble qu’il n’y ait plus rien à attendre. Le futur qui se refuse, ses promesses non tenues, avec sa modernité par trop fuyante qui crée du chômage plutôt que des emplois, comme la nouvelle usine de ciment, posée comme un vaisseau spatial, inaccessible.

Mais il n’y a pas de désespoir et Carlos Alvarez, qui a trouvé à Bobadilla un lieu d’enracinement, peut réaliser, avec les habitants du village, l’émouvante reconstitution d’une scène fondatrice du cinéma. Comme le canteor offre son chant, il fait ce cadeau de cinéma. Ce plan simple, intemporel, à la lumineuse richesse, d’une sortie d’usine, celle fermée depuis la guerre civile, est à la fois un possible, un souhait, une mémoire. Un cinéma pour que le présent prenne corps.

Boris Mélinand

La résistance à flot

L’école syrienne du village d’el-Machi où Amiralay tourne une grande partie de Déluge au pays du Baas est au premier abord un lieu en creux : pas de bousculade dans les couloirs, ils sont vides ; pas de dessin sur les murs, ils sont nus, pas de chahut parmi les élèves assis en classe, ils lèvent la main pour demander la parole. Les plans fixes du réalisateur sur la vacuité de l’espace (décoré, il est vrai, de photographies officielles du président) rendent compte de l’ordonnancement rigoriste de l’établissement. Tout est dit par le directeur de l’école: impressionné par un voyage en Corée du Nord, le président syrien Hafez el-Assad (1930-2000) a importé dans son pays quelques grands principes d’éducation.

Filmer l’école-caserne, c’est filmer la contrainte sociale en train de s’imposer. Comme les sociologues qui contestent la théorie iconologique et qui s’attachent à l’œuvre se faisant, au modus operandi, plutôt qu’à l’opus operatum, l’œuvre achevée, Amiralay se rend là où le petit d’homme se façonne. Pour rendre compte d’une contrainte sociale, il faut, avant de la juger, la comprendre, la prendre avec soi, la faire sienne. Dans son film, la hiérarchie est respectée : d’abord, le chef de tribu Diab el-Machi, également le plus vieux député syrien (qui fait les lois et les principes), ensuite son neveu Khalaf el-Machi, responsable de la section du parti et directeur de l’école (qui les applique) et les enseignants (qui les enseignent), enfin les enfants (qui les répètent d’une seule voix). « Baas, avant-gardes, Baas ! »

Lieu ordonné, hiérarchie respectée, mais aussi vérité révélée : la mise en scène frontale des entretiens (soit le député, debout dans un jet de lumière surréelle, soit le directeur d’école, dont le visage au premier plan s’impose à l’écran), l’absence de questions qui fâchent de la part de l’interviewer, la leçon de l’enseignant sur l’Euphrate, langue de bois politique tirée du manuel scolaire et répétée mécaniquement par la classe entière, tout est fait pour exposer le binaire d’un discours idéologique (forcément manichéen) qui exclut le tiers. Sans aucune envolée démonstrative ou donneuse de leçon, le faisceau de contraintes qui enserrent l’individu apparaît dès lors dans toute sa crudité, à grande échelle, celle d’une éducation « nationale, arabe et socialiste »

Et pourtant, Déluge au pays du Baas n’est pas un réquisitoire, même ironique. Il correspond à une idée bien plus haute du cinéma. Parce qu’Amiralay a retenu la leçon.

Celle de 1970, année où il sacrifiait lui-même le cinéma sur l’autel des idéologies : comme il le rappelle en voix off, il avait alors tourné un court-métrage à la gloire des barrages que Hafez el-Assad avait fait édifier sur l’Euphrate… pour mettre le fleuve « à l’école de la Révolution » . 1970, année où il croyait encore sincèrement à la « politique de modernisation » de son pays. Entraperçues au début de Déluge…, les images de ce « film de jeunesse » sont minuscules sur l’écran, comme si elles n’avaient plus droit de figurer plein cadre. Une « erreur de jeunesse » , regrette Amiralay, déshabillé aujourd’hui de l’emprise dogmatique.

Dès lors, le réalisateur syrien, installé en France depuis les années 1980, s’interdit d’enfermer les personnages filmés dans la caricature d’eux-mêmes ; les poussières qui enrayent les machines les mieux huilées, les résistances, même infimes, au rétrécissement des consciences affleurent dans son film : les élèves oublient (mal)adroitement une partie des louanges à adresser aux dirigeants, certains inconscients laissent (mal)heureusement échapper des lapsus (société « unique » au lieu d »unifiée »), le député souligne (in)opportunément qu’il défend « les paysans et les pauvres » au Parlement, alors que son éloge du « bâtisseur de la civilisation arabe », du « regretté président », bref du « père du peuple » était là pour faire croire à un pays idyllique, la « scène des cartons d’ordinateurs en souffrance » que le directeur accepte, (dés)enchanté, de jouer (il sort théâtralement de la pièce après son laïus)… De même la « parabole du chat » , enseignée, à la fin du film, par le maître, souligne que, malgré toutes les réductions de sens que les pouvoirs autoritaires souhaiteraient opérer, et les mots (« liberté », « démocratie », « socialisme » …) et les phrases et les contes restent polysémiques.

Voilà pourquoi Amiralay est venu à el-Machir : certes pour rendre compte des conséquences catastrophiques de ce barrage dont il a vanté les mérites (le paysan de l’Euphrate, gardien de la mémoire du fleuve, qui introduit et clôt le film, figure la dette d’Amiralay à ce lieu, la mauvaise conscience qui l’habite, une mise en garde permanente contre toute propagande), certes également pour mettre au jour les rouages mortifères d’un pouvoir autoritaire et son emprise durable (comme hier son père, Bachar el-Assad règne aujourd’hui) sur les hommes. Mais surtout pour mesurer, dirait-on, la force du cinéma débarrassé d’un déluge d’œillères.

Sébastien Galceran

Les liens du sang

Malgré des prémices peu engageantes sur lesquelles plane l’ombre dévorante de la télévision (ballet aquatique de dauphins et couchers de soleil carte postale), La peau trouée est une épopée humaine et cinématographique hautement captivante. Passé les premiers plans d’ouverture, ce que l’on pressentait comme un reportage de plus sur la pêche en haute mer – avec commentaire obligé sur l’état des forces économiques, juridiques et écologiques en présence – s’avère en fait une fausse piste. En effet, le beau film de Julien Samani, au titre énigmatique, ne s’intéresse pas aux lois élaborées à Bruxelles ou ailleurs qui fixent les différents moratoires, quotas ou autres sanctuaires marins. Pas plus qu’il ne dresse le portrait d’une catégorie socio-professionnelle au bord de l’épuisement, ni ne milite en faveur de la protection d’espèces en voie d’extinction. Autant de « sujets » certes d’importance, mais largement balisés par les grands médias de l’audiovisuel ou de la presse écrite. De fait, La peau trouée est une aventure sensible d’une tout autre envergure. Tendu vers un unique objectif, une pêche sanglante, le film est un document rare sur une forme de vie enracinée dans des temps immémoriaux.

Embarqué pendant quinze jours avec cinq pêcheurs de requins-taupes au large de la mer d’Irlande, Julien Samani enregistre des gestes séculaires qui visent à la féroce mise à mort de dizaines d’énormes poissons. Conçu comme un triptyque, le voyage auquel nous sommes conviés démarre sur un rythme léger. Manger, prendre le quart, dormir, scruter le ciel, rester en contact radio, préparer les appâts, jeter les filets : autant d’actes de la vie quotidienne à bord d’un bateau mais effectués, paradoxalement, dans un quasi mutisme.

Si dans notre monde résolument dévolu au bavardage de la communication ce resserrement de la parole peut dérouter, il est en revanche l’une des clés du film. Cette pénurie de mots ouvre indéniablement un vaste champ de possibles pour le cinéma, qui ne passe plus seulement par l’information verbale ou l’injonction. Il faut donc lâcher prise. Abandonner un certain nombre de repères pour s’attarder sur les visages de ces marins taiseux qui brûlent de leur présence la pellicule. Sans se douter que la mort à venir git déjà dans les sourires complices à peine esquissés, ou les regards, exceptionnellement « caméra », comme si celle-ci s’était peu à peu éclipsée.

C’est pourtant par un cri puissant (« Fish ! ») que le film, rompant avec son rythme nonchalant, bascule brusquement dans une dimension archaïque pour le moins imprévisible. Une fois la présence des poissons avérée, le moment de la pêche proprement dite vire au rituel primitif. Se penchant dangereusement au-dessus du bastingage, harponnant, à l’aide de puissants crochets et à une cadence infernale, les proies emprisonnées dans les mailles du filet, les hommes transforment la parcelle d’eau de mer sur laquelle ils opèrent en un champ de bataille sanguinolent. En transes, comme possédé par la tâche à accomplir, l’équipage œuvre sans discontinuer dans le bruit assourdissant des machines, et c’est le cœur parfois bien accroché que l’on assiste à la métamorphose de la cale du bateau en salle mortuaire.

Serait-ce la violence convulsive de ces étranges créatures marines ? La construction d’un climax parfaitement dominé (avec progression graduelle, acmé et retour à la normale) ? La captation instinctive d’un climat sacrificiel au voisinage des écrits théoriques de Georges Bataille ou des crucifixions colorées de Francis Bacon ? Toujours est-il qu’une obscure tension érotique travaille ces images. Car c’est le propre des grands récits cinématographiques, notamment, que d’échapper à la raison et à la volonté de maîtrise de leur créateur. Une perte, souvent décisive, pour que le cinéma s’ouvre à une pluralité de lectures ou de sensations. Et que le spectateur soit (at)tiré vers des zones plus sombres de la psyché où la complexité des expériences humaines s’exprime sur un autre mode, ici ésotérique.

Engagé dans une recherche forcément insensée et dérisoire, Julien Samani renoue sobrement avec la grande tradition du cinéma direct. Ses images, ce qui n’est pas rien du point de vue de la transmission de l’art cinématographique, en convoquent d’autres. Les épopées lyriques et poignantes de l’Italien Vittorio de Seta, ou les films (estampillés Office National du Film) des Québécois Michel Brault et Pierre Perrault, recueils fascinants sur la pêche traditionnelle au large de la Sicile (Contadini del mare, 1955) ou dans le fleuve Saint-Laurent (Pour la suite du monde, 1963). Sans aucune concessions au folklore, avec pour seuls commentaires sonores la clameur des hommes, le tumulte des flots et le bruit des machines, La peau trouée s’inscrit à son tour dans une mémoire qui lie le geste à la technique.

Éric Vidal

Les génocidaires dansent aussi

Le dixième anniversaire du génocide rwandais a suscité, ces derniers mois, des dizaines de films interrogeant le rapport de la société rwandaise contemporaine à ce tragique événement 1. D’avril à juillet 1994, suite aux appels d’un gouvernement extrémiste hutu, plus d’un million 2 de Tutsis ainsi que des Hutus refusant de participer aux tueries ont été massacrés. Le crime a été commis par les forces gouvernementales épaulées par les milices Interahamwe qu’elles avaient préalablement formées et armées, mais aussi largement par de simples Rwandais.

Que filmer dix ans après le génocide ? Sur quoi porter son regard ? Dans Au Rwanda, on dit…, Anne Aghion suit Gwamfizi, l’un des seize mille prisonniers que l’actuel gouvernement rwandais a fait libérer sur aveu de leurs crimes. Elle s’intéresse à la façon dont lui et d’autres criminels arrivent à réintégrer leur village d’origine et à interagir avec les rescapés. Dans Après, Denis Gheerbrant part au Rwanda pour “comprendre ce que c’est que revenir à la vie”, ce qui l’amène à traquer les causes du génocide : “Comment cela a-t-il pu nous arriver ?”. Dans Nos cœurs sont vos tombes, Roger Beeckmans propose quant à lui un triptyque dont les deux premiers volets – “Se souvenir”, “Juger” – semblent les conditions nécessaires d’un troisième impératif : celui d’un “Vivre ensemble”, dont il reste à explorer les possibles modalités.

Aucun des trois films ne prétend représenter le génocide. Aucun, d’ailleurs, n’a recours à des séquences d’archives pour l’évoquer. Mais au détour des interviews de  criminels ou de rescapés, certaines de ses caractéristiques les moins communément formulées apparaissent en creux. Notamment la profusion de l’imagination des criminels, l’ahurissante diversité des formes du massacre : tuer par balle, brûler avec de l’essence, “couper” à la machette, fracasser à la bêche, enterrer vivant, noyer… Parfois même, une méthode hybride conjugue deux ou trois de ces modes d’exterminer. Cette férocité se déploie jusque dans l’extinction des preuves du crime : la disparition des corps. Les cadavres furent souvent enfouis dans des latrines, pourrissant au milieu des excréments, dans une surenchère d’horreur spécifiquement génocidaire où mettre un terme à la vie signifie davantage détruire que tuer.

En revanche, la mémoire du génocide fait l’objet d’une attention soutenue de la part des cinéastes. Adoptant un point de vue extérieur, Beeckmans s’attarde sur les cérémonies du souvenir à Kigali où, munis d’une bougie, les rescapés relatent longuement les  atrocités subies par leurs proches 3 . Pour Gheerbrant au contraire, tout n’est pas dit sur la mémoire du génocide dès lors que les rites commémoratifs ont été retranscrits. Rendant compte de ces récits publics poignants, il en pointe pourtant le caractère extrêmement “codifié” et l’empreinte officielle, où même l’étrange beauté des jeunes danseuses paraît figée. Pour lui, qui s’exprime à la première personne, la mémoire réside bien davantage dans la somme des expériences propres à un individu et formulées dans un cadre privé. L’histoire pré- coloniale racontée par le vieux Youssouf à de jeunes orphelins, les souvenirs d’une attaque génocidaire manuscritement consignés par un enfant dans son cahier, forment les lieux “valides” où la mémoire à la fois se constitue et se transmet, en toute intégrité.

Or à bien des égards, ces films semblent insister sur la qualité du récit des crimes comme fonde- ment d’une réconciliation véritable. Une qualité qu’ils souhaitent supérieure à celle le plus souvent échangée lors des gacaca, cette forme de justice traditionnelle et locale refondée pour désengorger les tribunaux rwandais (devant lesquels plus de cent mille détenus attendent toujours d’être jugés). Devant les gacaca, rapportent Anne Aghion et Roger Beeckmans, les récits contradictoires des accusés et des victimes ne peuvent qu’être imparfaitement arbitrés, puisque la communauté locale qui les écoute est composée d’individus impliqués dans les événements examinés. On assiste ainsi à une inquiétante dilution des responsabilités, où les accu- sations de crimes ou de complicité sont avancées sans qu’aucune preuve puisse être authenti- quement identifiée. Dans Au Rwanda, on dit…, les détenus libérés sur la foi de leurs aveux restent très vagues lorsqu’il s’agit de reconnaître leurs crimes devant   les rescapés du village. Dans Nos cœurs sont vos tombes, les victimes craignent de parler en justice car elles reçoivent des lettres de menace, et leur parole les met donc en danger.

Une société où la réconciliation doit se fonder sur la parole, donc, mais où les conditions ne sont pas réunies pour que la parole puisse faire foi ou même se libérer. Denis Gheerbrant se penche alors sur les corps autant que sur les mots. Il élabore un énoncé forcément rapide des causes du génocide, mais ne s’autorise à progresser dans leur formulation que dans la mesure où sa connaissance est validée par un interlocuteur rwan- dais. Il observe notamment le lien du peuple rwandais à sa terre. Peuple de cultivateurs et d’éle- veurs, celui-ci a développé au cours des siècles des danses “culturelles” qui sont autant de   relations à la terre, de façons de la piétiner, de se jouer de son attraction, de s’en approprier les forces internes. Qu’elles concer- nent des génocidaires ou des res- capés, toutes les scènes de danses filmées par Gheerbrant sont joyeuses ; elles montrent des êtres pour qui un danseur guerrier est un être “achevé”, apte à conduire la société vers un “bel avenir”.

Sur les collines du Rwanda, Tutsis et Hutus retournent la terre chaque semaine pour ensevelir des cadavres jadis abandonnés afin de les honorer sous la forme d’un mémorial. Dans la noce filmée par Gheerbrant, le mari offre en dot à son épouse une tête de bêche. Chez Aghion, chez Beeckmans, parmi les postures de corps au travail, la mémoire du génocide peut être liée à l’acte de bêcher. Celui qui un jour a donné la mort ; celui par lequel les défunts désormais commémorés s’incorporent à une terre sur laquelle les vivants tentent de refonder une communauté. 

Benjamin Bibas 

  1. À voir également demain, Gardiens de la mémoire d’Éric Kabera (“Afrique : le documentaire à l’adresse du monde”).
  2. Selon les estimations de l’actuel gouvernement, discutables, mais de loin les mieux informées.
  3. Les principales associations de rescapés du génocide rwandais portent le nom d’Ibuka (“souviens-toi” en kinyarwanda).

L’Homme du passage

Le plan fixe d’un cimetière vu à travers une fenêtre grillagée laisse la place au plan fixe de l’agitation d’une rue tunisienne vue à travers cette même fenêtre… Entre-temps, la caméra s’est installée dans le lieu sacré des morts. Ce changement de point de vue n’est pas anodin : personne (croyant ou non) ne franchit les portes d’un cimetière sans ressentir qu’elles obligent à décélérer sa marche, à contourner les sépultures, à baisser la voix. Les condamnations unanimes qui suivent l’annonce de profanations de tombes le confirment a contrario : le lieu a ses règles qu’il faut respecter pour espérer l’apprivoiser (la leçon de la séquence d’ouverture, initiatique, sonne comme une mise en garde), pour espérer apprendre de ses habitants.
À l’exception peut-être des tourneurs de table, tout le monde admet que rencontrer les morts est une gageure insurmontable. La réalisatrice Nedia Touijer contourne ce détail de la condition humaine ; mieux, elle le résout : renonçant à approcher les habitants permanents du cimetière, elle se tourne vers un de ses habitants « permittents ». Toute la journée, dans le cimetière de Tunis nimbé de ce blanc qui est la couleur du deuil dans la religion musulmane, un homme nettoie les pierres tombales et vend de l’encens en échange de quelques dinars. Le mendiant, comme figure classique de la marge, mais ici comme figure renouvelée de l’entre-deux : son regard n’est pas encore celui de l’au-delà, mais celui d’un ici trop peu là. Trop pauvre pour faire partie des vivants, trop proche des défunts et de leur famille pour ne pas penser continuellement à la mort, trop imprégné du lieu pour ne pas savoir l’absurdité de l’inutile et la valeur de l’essentiel…

Cet intercesseur entre nous et Eux est un témoin invisible : on ne représente le sacré qu’avec des risques, avertissaient les iconoclastes… Nedia Touijer le dévoile dans quelques plans de ses mains blanchissant la pierre (pour retrouver son lustre, pour honorer le mort, pour réduire la distance qui le sépare de lui) et dans quelques plans de son ombre. De la fumée s’échappe de sa bouche, une cigarette, un dernier souffle de vie ? Les familles des morts n’ont pas de visage non plus… Pas de plan rapproché : on n’aborde la souffrance et les larmes qu’avec quelques précautions. Le recueilli et l’intrus (le mendiant, la caméra) apprennent aussi cela dans un cimetière, à respecter la distance en-deça de laquelle ils dérangent.

En voix off, le film offre uniquement la méditation de l’homme qui mendie. Méditation sur sa vie, sur ses contemporains trop pressés, sur sa croyance d’une vie après la mort (« nus et tous égaux là-haut »), sur son désir parfois de rester au cimetière et de ne plus en sortir. S’isoler de ceux qui marchent dehors, trop vite, trop bruyamment, trop aveuglément ces êtres minuscules qui grouillent en tout sens, est-ce nous vus du ciel ou des fourmis vues au ras du sol ?, comme s’ils fuyaient la question à laquelle ils n’échapperont pourtant pas… C’est la force du mendiant : comme il dialogue avec la mort, sa voix est apaisée, réconciliée. Son regard, celui de Nedia Touijer, le nôtre se portent alors sur les arbres, les racines dans la terre et la cime tournée vers le ciel, une matière vivante transfigurée, dans ce lieu, en nos alter ego terrestres et célestes.

Refusant le tabou de la mort qui contamine nos sociétés occidentales, le film se confronte à la question ultime de la représentation : comment représenter l’irreprésentable, l’Inconnu ? Il se confronte à la question ultime de l’existence, donner un sens à la vie, donner vie à un sens (quel qu’il soit, divin, héritage des ancêtres, valeur…) pour ne pas être submergé par l’angoisse du dernier passage : ressentir ce qui « déborde » nos savoir et perception, ce qui dans l’homme « dépasse » l’homme. Il le fait sans apporter de réponse toute faite. La nuit tombée, notre voix intérieure peut relayer la voix off : dans l’acceptation de sa propre impuissance et de sa pauvreté face à la mort, il y a une fécondité, disait déjà Épicure. Le cinéma comme compagnon de voyage sur ce pas de plus qui fait de l’être humain autre chose qu’une vaine compilation d’organes. Le cinéma comme expérience de mise au monde de l’homme à la veille de sa disparition.

Sébastien Galceran

De l’écart du désir

Il y a dans le documentaire de Nurith Aviv des chemins angoissants, des chemins qui semblent ne mener nulle part. La caméra est posée devant la fenêtre de la voiture, côté place-du-mort, et suit lentement le paysage, la roche qui défile. Parfois, elle nous mène le long de la mer, où au loin des silhouettes se prélassent ; parfois, elle se tourne vers le ciel et laisse passer les palmiers bien parallèles à la route, bien ordonnés. Ciel bleu, plein soleil, et aucune impression de liberté : tout est figé, comme s’il était impossible d’entrer dans le paysage, d’en faire partie, d’en être.

En ces quelques plans-séquences, Nurith Aviv installe le malaise : des paysages soignés qui tiennent à distance, qui n’enlacent pas. Paradoxalement, l’émotion vient de cette distance. Derrière l’aspect ordonné des champs, des plages, une impression de vide se dilate et engendre un inquiétant sentiment de solitude.

Au bout de ces chemins, pourtant, des rencontres, des existences. Nurith Aviv en a sélectionné neuf. Peu importe leur sexe, leur pays d’origine (Russie, France, Maroc, Hongrie…), leur âge. Seul émerge de leur récit cet impératif commun qui un jour les remit profondément en question : parler hébreu, être habité par cette langue afin de gagner le droit, la légitimité de vivre sur cette terre. Nationalité : israélienne. Davantage qu’une nationalité, il s’agit d’une nouvelle identité à assumer. À l’image du pays, c’est une identité en construction, adolescente, spontanée, ingrate et parfois mélancolique, d’autant qu’aucun des neuf intervenants ne s’y est installé dans une démarche volontairement sioniste : rescapés d’une Europe nazie ou simplement nés de parent qui se sont réfugiés en « terre promise », tous ont en commun cette rupture subie, cette fragilité identitaire. De fait, poète, comédien, rabbin ou philosophe, tous travaillent la langue et ses effets, ses jouissances, ses compromissions. « C’était comme se remplir de gravier », raconte Aharon Appelfeld, encore éprouvé. Monstre des mers pour certains, bouillie sonore pour d’autres, elle demeure néanmoins la condition sine qua non de cette « reliance » entre ces différents immigrants afin de reconstruire leur tissu social et leur légitimité.

Comment être soi lorsqu’on s’est vu (entendu) amputé de ses racines ? Aller vers une langue, c’est toujours trahir la précédente. Comment trouver sa place, s’y implanter, l’assumer ? L’espérance est racontée comme un grincement dans les têtes. Le désir d’y parvenir, douloureux, infini. La même mauvaise conscience face à leur langue maternelle qu’ils regardent de biais et c’est le temps qui se fige : plans fixes sur ces personnages qui se livrent retranchés chez eux, dans leur maison. Enfoncés dans leur canapé ou rivés à leur table de cuisine, tous diffusent cette même impression d’immobilité. Les corps ne se déplacent pas, n’évoluent pas, ne rencontrent personne. Seuls à l’écran, tranquilles, ils paraissent pourtant perdus et bousculés par leur parole qui se déploie, tout en hébreu, comme autant de logorrhées qui se cognent au cadre installé, exprimant ces valses-hésitations entre une origine malmenée et une adoption qui la – les – dénie. Tant d’égarements intérieurs, de bouleversements, et cette volonté de calme déployé… Derrière la contradiction, l’inquiétude. Et Nurith Aviv traduit bien cette impossibilité de plénitude, ce rayon sourd qui les fige dans leur intimité. Et quand bien même elle les filme, en guise de présentation, debout en plan large devant leur maison, aucun ne sourit. Mais comment sourire lorsque les lendemains construisent du manque à l’origine ?

Si la castration a annexé tous leurs modes d’expression, cet interdit, ce « never more » enclenche aussi de la rêverie, de la vie, du doute et du possible. Plus que jamais, le désir est en marche. Misafa Lesafa avance masqué : derrière l’apparente pudeur de la mise en scène, il ne faut pas seulement lire cette souffrance tue, sorte d’étonnement résigné à jamais, d’existence sous perfusion : le rythme qui est ici installé offre le temps des révélations douloureuses – Munch semble parfois convié… Par extension, il lève aussi le voile sur cet écart qui ne demande qu’à être comblé. À l’image de ces chemins arides qui sabrent l’idéal de la facilité, à l’image de ces neuf récits emplis de désir et comme au bord du vertige, figés quelque part, entre deux rives.

Sophie Berda

L’exposition de la vérité

Comment filmer le vide laissé par sa propre mère trop tôt disparue ? Comment représenter Clotilde Vautier, morte à vingt-huit ans, celle dont on ne parvient pas à reconnaître le visage sur les albums de famille, celle dont les câlins n’ont laissé aucun souvenir ? Comment filmer le mensonge de presque trente ans autour des circonstances exactes de sa mort ? L’absence, l’être et le mensonge : autour de ces trois thèmes ici intimement liés, Mariana Otero (Cette télévision est la vôtre, La Loi du collège…) construit son film, comme sa mère Clotilde peignait ses tableaux : par touches successives, énergiques et franches, précises et croisées.

Dès les premiers plans, les yeux de Mariana dans un rétroviseur. C’est bien elle que le spectateur suit, elle qui nous guide, discrètement, dans ce voyage à rebours, dans ce processus de dévoilement. Et dans les plans suivants, nous sommes prévenus : remonter le temps signifie d’abord se coltiner l’obscurité et la pénombre, déplacer les objets de l’ancienne demeure familiale au risque de chambouler les souvenirs figés, balayer les toiles d’araignées qui colonisent les lieux. Acte fondateur du récit : sortir les tableaux de Clotilde de la maison du mensonge.

Le film peut dès lors dérouler sa propre trame. Se réapproprier cette histoire familiale qu’à une époque, tous préféraient taire ou travestir. * Elle est morte *, « Vous ne demandiez pas », « Nous, on devait savoir qu’on ne devait pas demander », « Je ne te le dirai jamais », « Je me suis voilé la face », « Comment revenir sur quelque chose qu’on n’a pas dit ? », « Je me sens toujours coupable. » Rappeler le mensonge de mars 1968 (« Clotilde est partie à Paris » alors qu’elle vient de décéder à l’hôpital de Rennes). Se souvenir de l’annonce de sa mort, un an et demi après. Raconter le secret découvert presque trente années plus tard. Mariana Otero convoque la parole de la famille (Isabel, sa sœur ; Antonio, son père ; Mémère, sa grand-mère…) et des amis, les lieux où Clotilde vécut, travailla et mourut, les traces (sa robe, les photographies…) et les marques (ses tableaux) qu’elle a laissées… Pour offrir un film plus juste, plus apaisé, plus honnête que la réalité ne l’a été.

Les tableaux de Clotilde sont les acteurs principaux du récit. Comme la parole est si difficile à accoucher, Mariana Otero met en scène les peintures pour évoquer l’absence, imaginer l’être, aborder le mensonge. L’ouverture du placard dans lequel les tableaux furent rangés, la découverte des toiles dans une pièce mal éclairée, les séances de pose dans l’appartement immaculé qui servait d’atelier, le chevalet vide que regarde le père, filmé de dos, quand il raconte de nouveau à sa fille le secret enfoui tant d’années, l’emballage des tableaux – méticuleusement cette fois-ci – et leur transport vers un lieu autrement plus approprié qu’un placard…

Ce récit (symbolique) dans le récit rend le film de Mariana Otero à la fois pudique et généreux. Pudique car cette symbolisation écarte toutes les mises en scène et voix off donneuses de leçon : la cinéaste ne prend jamais une posture de jugement ou de règlement de comptes ; sa démarche est compréhensive ; la parole de l’Autre est respectée, même quand elle biaise ou se claquemure. Généreux car, grâce à cette symbolisation, Mariana Otero ouvre son récit singulier au spectateur. Elle lui réserve une place, l’invite à la table familiale, le laisse se tourner vers ses propres armoires pleines de tableaux ensevelis sous la poussière..

La nature du secret dévoilé par son père entraîne Mariana Otero sur une piste politique qui implique et engage, là encore, le spectateur. Leçon de modestie de la part de la cinéaste : pour (nous faire) comprendre le drame vécu par sa mère, il lui faut redéployer son récit, le contextualiser. D’autres histoires de secret lues dans la presse, un dernier entretien (édifiant) symbolisent alors ce nouveau croisement entre son histoire personnelle et la nôtre. En France. Ce pays où des lois scélérates peuvent être adoptées, appliquées longtemps, avant d’être abolies parfois…

Mariana Otero sait que les placards qu’on ouvre ne se referment pas. Le film ne finira pas là où il avait commencé, il prendra son envol. L’acte fondateur consistait à sortir les tableaux du placard, l’acte libérateur sera l’exposition publique des toiles de Clotilde. Et rarement le terme d’exposition aura-t-il pris comme ici tout son sens.

Sébastien Galceran