La voix du masque

La première réussite de Namir Abdel Messeh est d’avoir su mettre en scène certains à-côtés, certaines implications discrètes de cette quête des origines et des racines dont notre présent semble si occupé . En filmant son père Waguih, ancien prisonnier politique communiste dans l’Égypte de Nasser, il apparaît vite qu’il a moins voulu en recueillir le témoignage que repérer toutes les réticences qui l’ont précisément jusque-là empêché.

Non que le jeune cinéaste ne veuille faire témoigner son père, bien au contraire. Sa caméra, postée dans le salon, la cuisine, et la salle de bain du modeste appartement parisien de ce dernier, apparaît d’abord comme l’auxiliaire de ses efforts répétés pour le pousser à parler de son passé à la première personne. À la fois fils, interviewer et cinéaste, il s’efforce ainsi de lever les réticences de son père, de déjouer ses dérobades et de l’amener enfin à renoncer à l’habitude des allusions générales. S’engage alors, au fil des discussions et de leurs échecs, tout un jeu d’approche. L’ensemble de la réalisation semble partie prenante d’une stratégie indissociablement cinématographique et familiale. Le noir et blanc, notamment, paraît utilisé comme s’il devait présenter l’étrange puissance, par contagion magique, d’incliner l’ancien prisonnier au souvenir de ce passé dont il n’a pas plus parlé en arabe qu’en français.

Waguih Abdel Messeh porte un masque. Il semble s’être résigné à le revêtir quarante ans plus tôt, à sa sortie de prison puis lors de son exil en France. Ce masque est l’objet en creux de la caméra : on en distingue le tissu dans toutes les préventions que trahissent l’embarras d’un geste, les saccades d’une voix, l’esquive d’un regard. On devine aussi en lui les vestiges d’autant de désillusions politiques et les stigmates, surtout, des sévices et des humiliations subies en prison. Mais ceux-ci, Waguih ne les dit pas. Dans ces conditions, le jeu tourne vite à la déroute. Une habile alternance de plans larges et rapprochés rend sensible tout le soin que mettent les regards à se fuir, dans des pièces dessinant pourtant des espaces confinés. Là, chacun trahit son impatience, le fils lassé des réponses évasives ou impersonnelles de son père, le père énervé de l’insistance têtue de son fils. L’échec atteindra l’évidence la plus criante lorsque Waguih invoquera fermement tout « son » respect, toute « son » admiration pour Nasser… son bourreau le plus immédiat, pourtant.

Une séquence en couleur marque alors le tournant par lequel le film semble renoncer à son premier projet et en admettre la maladresse. Pour la première fois, Waguih est montré dans sa vie propre. Lors du pot qui lui est offert pour son départ en retraite, les quelques trente ans qu’il a passé en France semblent reprendre d’un coup toute leur épaisseur. Il cesse d’apparaître comme le propriétaire de certains souvenirs pour devenir cet individu dont les collègues disent la discrétion « légendaire ». Au fil de cette séquence et de quelques autres, la caméra s’est adoucie. Elle a déposé les armes, comme en formulant cette question : comment cet homme qui vieillit, qui a vécu la prison, la torture et l’exil, pourrait-il parler sans heurt des années qui lui ont été abjectement ôtées, dans cette part enfuie de sa vie, et qu’il lui a bien fallu oublier ?

Retour au noir et blanc. Enfin, les impatiences tombent, de part et d’autre. Les regards commencent à s’apprivoiser. Les discussions avortées du début s’étaient déroulées autour d’une table, dans un face à face qui ressemblait trop à un rapport de force. Le fils fume maintenant nonchalamment sur le canapé de son appartement, comme s’il avait ôté son habit d’enquêteur. Et c’est alors seulement, comme au détour d’un moment d’ennui et sans crier gare, que Waguih Abdel Messeh va commencer à dire « je », à entrouvrir très légèrement le voile du passé en évoquant, l’air de rien, « tout ce qu’on pourrait encore dire ». Il racontera ainsi comment sa mère, le jour de son incarcération, avait déclaré qu’elle cesserait de manger quoique ce soit de sucré jusqu’à sa libération, tant la vie devait cesser pour elle d’être douce.

C’est que son masque était semblable à ceux des tribus amérindiennes, dont les volets s’ouvrent tour à tour pour finalement révéler non pas toute la face, mais une bouche ou des yeux. Et si ce masque ne tombe pas tout à fait, du moins perd-il de son opacité, laisse-t-il filtrer un sourire, l’image d’un individu, ainsi qu’une voix pour des paroles à venir. Or, ces paroles nouvelles, la caméra ne les filmera pas vraiment. Là n’était pas son rôle. Namir néglige de recueillir le témoignage de son père, alors même qu’il semble devenu possible. Pourquoi donc ? parce qu’il a découvert ce simple paradoxe : il y a des masques dont il est besoin, et jamais les paroles ne sauraient être dues. C’est même seulement lorsqu’on a cessé de les exiger, qu’on a reconnu à l’autre la liberté de les dissimuler, qu’elles peuvent, peut-être, glisser jusqu’à nos oreilles.

Pierre Thévenin

Haut débit

« Le repos est un mouvement qui se retient, plus inquiétant encore que le mouvement. », Martin Heidegger. La Chine, l’autre côté de la terre. Là-bas, le déluge ne tombe pas du ciel, il monte du cœur des vallées. Le barrage des Trois Gorges, dix-sept ans de travaux, trois phases d’inondation, une région entière vouée à l’engloutissement. La fierté de ses concepteurs. Un ogre impitoyable pour les habitants des villes et villages ennoyés, sacrifiés sur l’autel de la politique énergétique. Un million de déplacés, au regard du milliard de Chinois qui bénéficieront de cet ouvrage titanesque, c’est un détail pour le gouvernement. Une goutte d’eau dans laquelle plongent les réalisateurs de Yanmo et Vies nouvelles. Ils y découvrent un monde suffisamment vaste pour que leurs films, réalisés à seulement trois ans d’intervalle, ne se ressemblent en rien. C’est d’abord leur regard qui change. Mais leurs approches sont déterminées par le sujet : la rencontre avec les futurs expropriés des rives du Yang-Tse. Or les habitants du village de DongPing et ceux de la ville de Fengjie réagissent différemment au basculement tragique de leurs destins.

Olivier Meys et Liping Weng inscrivent dans un cadre fixe la calme résignation, l’amertume contenue, les sourires polis, la douce lumière de la vallée déjà transformée en lac, en attente de la troisième phase d’inondation. Au cœur de compositions et de perspectives harmonieuses, la parole, la réminiscence peuvent se déployer librement, le quotidien s’écouler paisiblement. Les villageois ramassent du bois, tuent le cochon, se réunissent pour trouver un nom au nouveau-né, comme si rien n’avait changé. Comme si de l’autre côté du lac endormi, la ligne d’horizon n’était pas menaçante. À la poésie du vieux pêcheur qui invite à admirer la surface miroitante de l’eau, et de l’oncle qui veut baptiser sa nièce « calme comme la rivière devenue un lac », font écho les images métaphoriques des réalisateurs : filmant les villageois depuis l’intérieur de leurs maisons par l’encadrement de la porte, il figure leur future expropriation. Ici l’expression de la douleur est inhibée, retenue comme le cours du fleuve, figée comme la surface immobile du lac. Si les vannes s’ouvrent, la rage se déversera dans un débit dévastateur. Sans quoi elle étouffera ceux qu’elle habite.

À Fengjie, au contraire, tout n’est que bruit et fureur. On pleure, on hurle, on se bat. On s’agite pour littéralement sauver les meubles en les embarquant sur le fleuve, trouver une parcelle de terrain constructible dans la nouvelle ville, évacuer les habitants, que les autorités administratives jugent « scandaleusement » réticents à quitter leurs logements. On défonce à coup de masses, à renfort d’explosifs, on rase au bulldozer. On s’engueule dans les foyers, sur les marchés, dans les rues. On invective l’encravaté de service, préposé au relogement, qui s’indigne de l’outrage. Il s’est pourtant donné la peine d’organiser une loterie pour distribuer la poignée d’appartements exigus généreusement offerts par l’état en compensation de milliers de vies détruites. Mais ses efforts pour distraire le peuple ne lui valent que des injures.

Li Yi Fan et Yan Yü saisissent cette frénésie de l’intérieur, en s’y engouffrant. Depuis le cœur de l’enfer, ils nous livrent une vision parcellaire de son effondrement. Le cadre ne circonscrit jamais tout à fait l’événement, les histoires sont privées de conclusion. Le style est tout en débordement et bifurcations soudaines, les séquences se noient les unes dans les autres. Les réalisateurs poursuivent les porteurs dans leur course effrénée, en gros plan, et enchaîne sur une vue panoramique de la ville qui semble vivre du grouillement de la foule, de l’affaissement des immeubles, du grognement des machines. Elle semble souffrir avec les hommes, et c’est l’agonie d’un monde que représente Yanmo dans cette cosmologie apocalyptique.

Antoine Garraud

Le stade du miroir

« Je dois continuer. Je ne peux pas continuer. Je vais continuer » Samuel Beckett, L’Innommable.

Accéder à la requête d’un demandeur d’asile, c’est lui offrir deux sorties : celle, géographique, du centre où il est enfermé « en attendant ». Et celle, existentielle, qui est opérée par le regard de l’autre lorsqu’il nous reconnaît comme son égal (ex-sistere : se tenir hors de soi), et qui se tient au principe de la conscience de soi. Privés de cette reconnaissance, les demandeurs d’asile résidents d’un centre ironiquement baptisé Le Château, à Bruxelles, nous parlent, à travers les films réalisés dans le cadre d’un atelier vidéo, de leur absence à eux-mêmes et au monde.

Le regard rivé au sol, nous suivons, le long d’un couloir, la monotone répétition des motifs du carrelage, enfermés dans une perspective qui ne débouche que sur la répétition d’elle-même. Ce couloir peut être la représentation métonymique d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile : un lieu de passage d’où l’on ne sort pas, une transition à laquelle nous sommes éternellement assignés. Par moments, l’ouverture d’une fenêtre projette un cadre de lumière, que traverse l’ombre du caméraman qui s’avance. Puis l’ombre rejoint l’ombre. Elle réapparaît, disparaît à nouveau. Comme un spectre, de ceux qui hantent les châteaux. Éclipse de lumière, elle est comme lui la manifestation d’une absence. Comme lui, son existence ne tient qu’à sa visibilité. Et de même qu’il exprime la douleur de l’oubli, elle est une présence anonyme, sans visage, sans nom.

Le long des galeries du centre, telles les âmes de l’enfer se plaignant à Ulysse, les voix off des réfugiés se mêlent pour énumérer tristement ce qu’ils ont dû quitter : « Pour vivre, j’ai laissé… ». Nous découvrons leur nom à côté de leur visage sur leur carte de demandeur d’asile. Mais là encore, le portrait photographique n’est qu’une image spectrale qui dit : « J’étais » et non « Je suis », plus encore si elle est entourée d’autres photos de jeunesse, ou du pays perdu auxquels renvoient les consonances étrangères des patronymes.

Mustafa, par un système ingénieux, a fixé son badge de résident sur sa caméra. Il filme les rues de Bruxelles qui n’apparaissent plus alors que dans le maigre intervalle qui sépare le badge du périmètre du photogramme. Double métaphore de sa marginalité que lui renvoie ce monde en marge de lui-même, et de l’obsession de sa précarité, soulignée par la répétition litanique de son matricule, ce dispositif installe également sa présence à l’image (nom, visage, voix), qui reste cependant incomplète. Cette pudeur, ce refus de se montrer touchent autant qu’ils inquiètent.

Pourtant certains parviennent à vaincre leur réticence à s’exposer, tout en se préservant par le biais d’un artifice : le miroir. L’image spéculaire fait alors pièce à l’absence spectrale. Par leur reflet, les résidents deviennent pour eux-mêmes l’autre qui manquait à leur reconnaissance. Soit ils enregistrent dans ce miroir leur propre image, soit encore ils le filment, vierge de tout reflet, plein seulement de lumière, et l’instituent, par le biais d’un conte, en allégorie de la vérité. Lorsqu’ils y apparaissent à plusieurs, le miroir devient le lieu d’inscription et d’avènement d’une communauté qu’ils opposent à celle qui les rejette. Ainsi la naissance d’une amitié entre un ex-demandeur d’asile, coiffeur bénévole au centre, et son « client » est filmée là où elle se joue : dans la glace du salon de coiffure, où leurs regards se croisent. Cette reconnaissance mutuelle vient à nouveau pallier le défaut de celle qui leur manque. Mais parce que le partage des affects compte d’avantage que celui des droits, elle devient plus importante. Le choix d’entremêler au montage les séquences des différents films de l’atelier, se lit comme l’affirmation par leurs auteurs de la valeur de cette communauté.

La revendication directement adressée au spectateur est une autre façon d’exister en se projetant, par la parole, vers un tiers supposé. Telle cette jeune bulgare qui, à l’évocation des années de son enfance « perdues au centre » s’abandonne à sa colère dans un discours qui l’emporte littéralement, et l’empêche de céder la parole à ses sœurs. Elle nous prend à partie, dardant sur nous son regard indigné : « On doit reconnaître les droits à tous ou à personne ! ». L’irruption de cette confrontation brutale et inattendue, parmi les évocations discrètes de la douleur, saisit autant qu’elle séduit.

Selon Bernard Noël, qui déclarait écrire « pour entendre ce qu’il voulait se dire », la création vise la conscience de soi par l’expression du désir. L’artiste se confère ainsi une existence propre qui n’est plus celle que lui renvoie le social. Pour les exilés du Château qui ne se voient reconnaître qu’une identité négative d’exclu, et partagent avec les morts un statut d’absent, la réalisation de films relève d’une résistance vitale à l’effacement. C’est peut-être à cette nécessité de s’appartenir quand s’étiole l’appartenance au monde que tient la beauté poignante de Pour vivre j’ai laissé…

Antoine Garraud

« Money, honey ! »

« II serait injuste de croire que le patriotisme des Américains et le zèle que montre chacun d’eux pour le bien-être de ses concitoyens n’ont rien de réel. Quoique l’intérêt privé dirige, aux États-Unis aussi bien qu’ailleurs, la plupart des actions humaines, il ne les règle pas toutes. » A. de Tocqueville.

Plan rapproché d’un fer à repasser qui va et vient lentement sur… une liasse de billets. Cette image récurrente de God, Dollar, Flag and Dog rythme les retours d’Ebby, la femme (américaine) du réalisateur (français), à la maison, après sa soirée de travail comme serveuse dans un casino de Las Vegas. Drôle de couple que celui de Robert Bozzi et d’Ebby, drôle de film qui, en dépit des apparences, ne relève en rien du journal intime. Intime, la parole d’Ebby, tour à tour inquiète, comique, interrogatrice, ne l’est pas. Au contraire, elle paraît constamment amplifiée au point d’envahir tout l’espace sonore. Espace pourtant réduit, confiné : celui de la voiture qui la conduit et va la chercher à son travail ou celui, un peu plus vaste, de la maison. Dans ce huis-clos presque permanent – on ne sort pas de la voiture pour entrer dans la maison, c’est la voiture qui pénètre dans le garage, lieu rituel de passage – les monologues d’Ebby sont soutenus par des plans toujours fixes : très rapprochés dans la voiture, soulignant la fatigue de son visage après le travail ; plus larges dans la maison, où on la voit debout, longiligne et droite, brave petit soldat de l’Amérique en guerre, maniant son fer à repasser avec une précision quasi obsessionnelle.

Car ce film est bien celui de l’obsession : Ebby n’en est que la représentation concrète, et la plus proche du réalisateur. Obsession de l’argent – des dizaines de petites coupures d’un dollar comptées, lissées, et même parfumées – durement gagné, jour après jour, par un travail ingrat et fatigant. Obsession de la suprématie nationale : dans le jeu des « Cartes de la Liberté » qu’Ebby étale sur la table, l’as de pique a le visage de George Bush. Obsession de ne jamais perdre : ni la guerre, ni son travail, ni sa fierté. Au plus fort de l’adversité, on plante devant chaque maison le drapeau étoilé, talisman éprouvé, et l’on arbore ses peintures de guerre au beurre de cacahuètes parce que, c’est Ebby qui le dit, « la vie est un combat ».

A la voix inquiète d’Ebby, Bozzi oppose une voix off tranquille et décalée : à la fois spectateur empathique, à la tendresse discrète, des angoisses professionnelles de sa femme – le casino vient de changer de propriétaire et les contrats de travail des salariés sont tous remis à plat – et observateur quelquefois étonné, souvent ironique mais jamais dupe, d’un peuple à qui la télévision de Rupert Murdoch veut faire croire qu’il est le centre du monde. Or, ce n’est pas au centre, mais vers la marge, à la lisière de l’empire du dollar et du drapeau étoilé que le réalisateur, sortant à plusieurs reprises du huis-clos de la voiture et de la maison, part en vagabondages : jusqu’au désert où vivent les fous de Dieu et, dans Slab-City, ville de mobile-homes et des caravanes, ceux qu’il appelle les « oiseaux des neiges », hommes ou femmes descendus du Nord du pays, dont on ne verra pas le visage, car filmés en travelling depuis le véhicule. Ceux à qui les forces ont fini par manquer pour, à l’instar d’Ebby, continuer la guerre quotidienne et usante, qui n’est pas, comme le leur assène l’écran de télévision à l’image distordue, celle contre Saddam Hussein, mais contre l’incontournable trinité : Dieu, le dollar et le drapeau.

Très vite cependant, le regard du réalisateur quitte l’espace largement ouvert et l’apaisante ligne d’horizon du désert : dans une séquence montée à un rythme plus soutenu, rompant avec l’alternance diurne et nocturne de plans fixes et de travellings, on voit défiler, sur un écran lumineux : « God bless America » ; on s’aperçoit que Bush n’est pas seulement le nom du président des États-Unis, mais aussi celui d’une marque de haricots blancs ; et l’on contemple le dos d’une femme obèse devant le rayon des surgelés du supermarché. Dieu, que l’Amérique en guerre est jolie…

Et puis, il y a le chien, Napoléon. En l’absence d’Ebby, Bozzi le filme comme une doublure possible de sa femme, mais aussi comme un double de lui-même. Napoléon, à la fois spectateur attentif, les oreilles dressées, des discours télévisés de Georges Bush et d’Arnold Schwarzenegger, électron libre qui prend la fuite devant plus fort que lui, acteur drôle et touchant de ces scènes de la vie quotidienne de l’Amérique profonde, prisme imperturbable d’un regard insolite sur les « temps guerriers », apparaît ici – dérisoire trait d’union – comme le lien ultime qui relie Ebby et son mari, chacun vivant désormais sur son continent. Mais surtout, de ces « quatre mots » ramenés d’outre-Atlantique par Robert Bozzi : God, Dollar, Flag, and Dog, il est, lui, le chien, seul porteur de véritable humanité…

Isabelle Péhourticq

Vivre ici

« Ma maison, ce n’est pas les murs, ce n’est pas le sol, ce n’est pas le toit, mais c’est le vide entre les éléments parce que c’est là que j’habite. » Lao-Tseu.

Arrimés à leur maison ou à leur ferme, Yvette, Arlette, Léon, Catherine et Jean n’ont jamais – ou il y a si longtemps – connu d’autre lieu de vie, d’autre horizon que celui que dessinent la voie ferrée ou les pâturages alentour, d’autre compagnie que celle de leurs bêtes. Tous savent qu’ils mourront ici – du moins le souhaitent-ils. Réputé difficile le sujet est un grand classique du documentaire français, de Farrebique (1946) de Georges Rouquier à la trilogie de Raymond Depardon en passant par le travail d’Yves Caumont ou d’Ariane Doublet. Ici pas de visée ethnographique, peu importent l’activité agricole ou les particularismes régionaux. Damien Fritsch délaisse voix off et sous-titres qui pourraient territorialiser le discours : grâce aux accents se devine vaguement le sud-ouest ou l’est de la France. Fritsch ne cherche pas davantage à cartographier l’intimité de ses personnages. Confronté au mystère des déambulations de chacun dans son périmètre quotidien, il effleure seulement les énigmes que recèle le fait d’être enraciné quelque part. « Je n’ai jamais aimé ce coin », confie Yvette en désignant le fond de sa cuisine. Elle seule détient les codes de ses circulations domestiques, et des charges émotionnelles attachées à telle ou telle portion de son minuscule territoire. Dans une pièce mal éclairée, Léon est assis devant la cheminée. Pénombre, suie, terre, vieil homme aux vêtements élimés font jaillir le souvenir d’un tableau de Brueghel. Arlette, la moins bavarde, est la seule à ne pas être filmée chez elle. À moins que chez elle ne soit ce vaste pré vert dans lequel sa frêle silhouette voûtée disparaît derrière les grosses formes arrondies de ses vaches. Là encore, le champ des modalités du vivre ici n’est pas clôturé.

Le seul territoire que le film veut arpenter est celui de la mémoire. Dans le chaud de l’étable ou devant la cuisinière, Yvette et Léon livrent doucement un récit de vie fragmenté, quand une boule de drame surgit, à des années-lumière du moment de son enfouissement : « Ma mère m’a abandonnée à la naissance. Je ne comprends pas comment on peut faire ça » ; « le devais me marier mais la fille est morte ». In fine c’est la mémoire du réalisateur lui-même qui se révèle au cœur du projet. Pour expliquer la genèse du film, Fritsch confie avoir voulu retrouver ses souvenirs de la ferme de ses grands-parents, leurs gestes, leurs outils, autant de choses imprécises ou disparues qu’il a voulu faire renaître. Derrière ces quatre rencontres, il y a des heures passées sur les routes, des dizaines de vieux agriculteurs rencontrés à qui, dit-il, il ne parlait pas du film, mais de ses grands-parents.

En 1929, à la question de savoir pourquoi il avait choisi de filmer des vignerons dans Vendanges, Georges Rouquier répondait « Parce que je savais ce que c’était ». Ses questions ou interventions étant absentes du montage, Damien Fritsch semble retrouver une présence de petit garçon silencieux et attentif. Surtout, il parvient à établir une économie de bénéfices réciproques autour de la situation créée par le film. Yvette avoue qu’avec ses confidences à la caméra, elle s’est « bien rattrapée » de ses jours de solitude où les occasions de « faire la conversation » sont rares. Léon et Jean livrent leur fierté d’avoir, seuls, épierré un champ ou abattu un arbre. Si le réalisateur est voyeur, il ne confisque pas le regard – Yvette passe même dernière la caméra, juste pour vérifier « qu’on voit bien » !

Entre chaque séquence apparaissent des plans de coupe : feu, terre, eau, air confèrent un caractère essentiel à chacun des protagonistes. Interstices où l’on inhale des bouffées de mémoire floue, ces respirations ménagent une place aux grands-parents disparus et à l’enfance. Brefs signaux d’une grande cohérence avec la démarche du film, ces plans ouvrent encore de nouveaux espaces, pour que resurgissent intensément le goût des tartines de pain, la vision d’un lapin tué pour le repas, l’odeur de la paille fraîche dans l’étable, le bruit de la fourche qui racle le sol de ciment.

Céline Leclère

« Comme un papillon enfermé qui cogne a la vitre »

Entretien avec Show-Chun Lee

Comment filmer la clandestinité ? Dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré la réalisatrice et anthropologue d’origine taiwanaise Show-Chun Lee, fait le portrait de Ren Liping, une jeune sans-papiers chinoise. Mêlant esthétique documentaire classique et dispositifs fictionnels, ce film est l’aboutissement artistique d’un travail sur les ouvrières clandestines chinoises.

De quelle manière articulez-vous vos recherches anthropologiques et votre travail de cinéaste ?

J’ai quitté l’école très jeune. Par hasard, j’ai commencé à travailler à Taiwan avec un documentariste qui filmait les ouvrières. Petit à petit, J’ai compris que la condition ouvrière, celle des femmes en particulier, me touchait particulièrement.

Cet intérêt remonte à l’enfance : quand j’étais petite, mes parents avaient une usine de jouets, nous habitions dans l’usine même, dans une zone industrielle. En face de chez nous, je voyais les ouvrières qui travaillaient, prenaient leur douche, mangeaient, dormaient… J’avais l’habitude de les regarder vivre à travers ma fenêtre et cela m’intriguait. Partager ainsi leur vie, jouer et travailler avec elles dans mon enfance m’a amenée très tôt à ressentir une grande proximité avec ce milieu, à comprendre comment il fonctionne.

Une fois en France, j’ai commencé à étudier l’anthropologie en travaillant sur le monde ouvrier, et en particulier la situation économique et sociale des clandestines chinoises en France. Mais je n’étais pas totalement satisfaite : je me demandais ce que je pouvais faire de plus. J’ai entendu parler de l’école du Fresnoy à Tourcoing, j’ai passé le concours pour pouvoir réaliser un film sur cette forme d’esclavage moderne. Faire un film, c’est mon moyen d’action – je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce monde, j’ai envie de le changer. Mon désir de faire des films est un désir de réorganiser le monde, de manipuler la réalité au lieu d’être manipulé par elle. Pendant le tournage et le montage, je me dis : voilà le monde tel qu’il devrait être.

Pourquoi, dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré, l’image vidéo est-elle d ce point présente, à travers des procédés de mise en abyme ?

Quand je rentrais chez les familles chinoises, je me rendais compte qu’il y avait toujours une télévision allumée, avec le son très fort, diffusant des émissions ou des vidéo-clips, uniquement en chinois. Pendant les entretiens, je leur demandais de l’éteindre. Tout d’un coup, nous n’étions plus à l’aise. Il manquait quelque chose. Leurs lieux de travail sont souvent des lieux aveugles. La télévision est une énergie, une lumière qui vient de l’extérieur. Ces images sont un lien direct très fort avec leur pays, comme un tuyau qui les relie. Pour moi, l’image est vraiment une fenêtre.

Dans un autre film que j’ai réalisé sur les karaokés, les Chinois que j’ai rencontrés montent sur scène pour chanter leur chanson préférée. Ces gens qu’on ne regarde pas, qui n’ont pas d’identité en France, se mettent à exister sous les projecteurs, avec le micro, sous le regard de tout le monde. Les films vidéo qu’ils font réaliser pour leurs mariages sont du même ordre. Être vu, être filmé dans ces clips est pour eux très important. Cette transfiguration par la représentation a quelque chose de magique : la souffrance de la vie réelle n’a alors plus d’importance, la frontière entre le réel et cet autre monde devient ambiguë.

Les vidéo-clips, la publicité sont fabriqués par le capitalisme. En Chine, il y a une certaine naïveté ou un fantasme par rapport à ce type d’images qui constituent une rupture par rapport à l’histoire et à la culture de ce pays. C’est très attirant pour les Chinois qui ne peuvent pas aller aux États-Unis ou en France : il leur est plus facile alors, par l’image, de s’approprier cette culture occidentale tant admirée. De plus, en Chine, actuellement, il n’existe aucune religion forte : au fond, il y a une valeur qui est creuse et l’image prête à consommer la remplit.

Il m’est difficile de faire la distinction entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, à la fois dans la vie et dans le cinéma. Quand j’ai commencé à apprendre le français, j’ai découvert l’expression « mise en abyme » qui pour moi rendait très bien compte de cette imbrication des catégories. Spontanément, j’ai pensé que ce procédé permettait de montrer la souffrance de Liping dans la vie réelle, et comment cette fenêtre qu’est pour elle l’image lui permet de supporter cette souffrance. Quand elle est devant sa télévision, elle est comme un papillon enfermé qui cogne à la vitre pour sortir, et la télévision est cette fenêtre. Quand je réalise le vidéo-clip, j’ai envie de lancer ce papillon par la fenêtre, c’est comme une libération.

Le projet du film n’est-il pas de rendre à ce personnage de clandestine sa parole et sa visibilité ?

Pour restituer à Liping sa parole, j’ai eu recours à l’entretien mais aussi à un autre procédé : à la place de la voix off, j’ai utilisé des sous-titres défilant en bas de l’écran, comme dans les informations. La voix off me dérange, c’est comme « la voix de Dieu ». C’est une puissance dominante qui peut relever de la propagande. Certaines choses qui sont de l’ordre du mutisme, d’une voix intérieure ne peuvent pas être dites, et les sous-titres me paraissaient plus appropriés à traduire cette parole intime.

Cela me dérange souvent de voir des images de clandestins filmés avec le visage caché. Les sans-papiers n’ont pas d’identité, aucun droit à la parole, ils sont invisibles. Il est important de retrouver une égalité avec eux, de leur redonner un visage net, comme sur une photo d’identité, de leur restituer le droit d’être visibles comme les autres. À la fin du film, l’incrustation de l’image de Liping à la place d’un écran publicitaire, dans le paysage urbain, lui rend sa visibilité.

Propos recueillis par Safia Benhaim et Isabelle Péhourtica

De l’art de disparaitre

En Suisse romande, la part de rituel dont s’entoure la mort des hommes reçoit une forme particulière, qu’est allé filmer Fernand Melgar. L’euthanasie y est non seulement légale, mais pratiquée par des associations indépendantes des institutions publiques et médicales, sous le nom d’« assistance au suicide ». Le film emprunte ainsi son titre au nom de l’une de ces étranges associations vouées à organiser l’éventuelle disparition de leurs propres membres. Il tâche d’en retracer l’activité la plus quotidienne en prenant soin de ne pas donner dans le voyeurisme auquel un tel sujet pourrait si facilement prêter. Au lieu de focaliser l’attention sur l’instant décisif où les « accompagnateurs » de l’association assistent les malades dans leur suicide effectif, en leur délivrant la « potion » appropriée, Melgar s’efforce de montrer la série des paroles, des gestes, des efforts qui le préparent et, en amont, tentent de lui donner un sens humain.

L’objet principal du film tient dans cet entre-deux. Certes, il s’ouvre par la visite que rend le président de l’association, lui-même accompagnateur, à une vieille femme pour s’assurer une dernière fois de la décision qu’elle a prise de mettre fin à ses jours et se clôt sur le moment où elle ingérera la « potion ». Mais il conduit surtout l’exploration en spirale de tout ce qui sépare le premier de ces moments du second, de tout cet arrière-plan humain, affectif, social et… rituel qui soutient l’aspect le plus visible et le plus spectaculaire de l’activité de l’association dans la lenteur mitigée du quotidien. Le film multiplie alors les points de vue sur celle-ci, faisant passer pêle-mêle du bureau d’une standardiste recevant les appels les plus hétéroclites à l’insolite buffet d’une assemblée générale ou à l’apologie militante de la good death lors d’un symposium international au Japon.

Mais les séquences les plus frappantes retracent la succession des visites que rendent trois accompagnateurs à leurs malades respectifs, chez eux, et à la discussion qui s’ensuit, mêlant souvent un fils, un conjoint, une mère. Le cadre prend soin d’inclure alors les profils des uns et des autres, s’attachant à faire sentir la trame complexe des relations qui se tissent entre eux. En montrant les visages de biais plutôt que de front, en préférant les plans rapprochés aux plans larges, il donne aussi au spectateur le point de vue de quelqu’un qui serait assis là, tacitement pris à partie. Melgar fait ainsi découvrir l’étonnante puissance avec laquelle cette forme particulière d’organisation de la mort peut ouvrir la voie au partage et à la discussion.

La gratitude et le contentement si fantastiques avec lesquels les « suicidés » reçoivent les services d’Exit commencent à faire sens. La nécessité de décider de mourir ou non, puis de convenir d’une date et d’une heure, semble suffire à réunir vivants et mourants au sein d’une même expérience et permettre d’abolir un instant, juste un peu, l’abîme qui les sépare déjà.

Les hommes semblent alors réclamer pour mourir, en même temps qu’une potion, l’assentiment des leurs. Voilà pourquoi, sans doute, le film a installé son spectateur dans une proximité quasi familiale à l’égard de ses personnages. Moins pour tirer bénéfice, sur le plan dramatique, d’une intimité déjà saturée que pour lui faire percevoir quelques-uns de ces étranges chemins par lesquels l’expérience de la mort peut aussi dessiner des espaces de parole.

Pierre Thévenin

La résistance à flot

L’école syrienne du village d’el-Machi où Amiralay tourne une grande partie de Déluge au pays du Baas est au premier abord un lieu en creux : pas de bousculade dans les couloirs, ils sont vides ; pas de dessin sur les murs, ils sont nus, pas de chahut parmi les élèves assis en classe, ils lèvent la main pour demander la parole. Les plans fixes du réalisateur sur la vacuité de l’espace (décoré, il est vrai, de photographies officielles du président) rendent compte de l’ordonnancement rigoriste de l’établissement. Tout est dit par le directeur de l’école : impressionné par un voyage en Corée du Nord, le président syrien Hafez el-Assad (1930-2000) a importé dans son pays quelques grands principes d’éducation.

Filmer l’école-caserne, c’est filmer la contrainte sociale en train de s’imposer. Comme les sociologues qui contestent la théorie iconologique et qui s’attachent à l’œuvre se faisant, au modus operandi, plutôt qu’à l’opus operatum, l’œuvre achevée, Amiralay se rend là où le petit d’homme se façonne. Pour rendre compte d’une contrainte sociale, il faut, avant de la juger, la comprendre, la prendre avec soi, la faire sienne. Dans son film, la hiérarchie est respectée : d’abord, le chef de tribu Diab el-Machi, également le plus vieux député syrien (qui fait les lois et les principes), ensuite son neveu Khalaf el-Machi, responsable de la section du parti et directeur de l’école (qui les applique) et les enseignants (qui les enseignent), enfin les enfants (qui les répètent d’une seule voix). « Baas, avant-gardes, Baas ! »

Lieu ordonné, hiérarchie respectée, mais aussi vérité révélée : la mise en scène frontale des entretiens (soit le député, debout dans un jet de lumière surréelle, soit le directeur d’école, dont le visage au premier plan s’impose à l’écran), l’absence de questions qui fâchent de la part de l’interviewer, la leçon de l’enseignant sur l’Euphrate, langue de bois politique tirée du manuel scolaire et répétée mécaniquement par la classe entière, tout est fait pour exposer le binaire d’un discours idéologique (forcément manichéen) qui exclut le tiers. Sans aucune envolée démonstrative ou donneuse de leçon, le faisceau de contraintes qui enserrent l’individu apparaît dès lors dans toute sa crudité, à grande échelle, celle d’une éducation « nationale, arabe et socialiste ».

Et pourtant, Déluge au pays du Baas n’est pas un réquisitoire, même ironique. Il correspond à une idée bien plus haute du cinéma. Parce qu’Amiralay a retenu la leçon.

Celle de 1970, année où il sacrifiait lui-même le cinéma sur l’autel des idéologies : comme il le rappelle en voix off, il avait alors tourné un court-métrage à la gloire des barrages que Hafez el-Assad avait fait édifier sur l’Euphrate… pour mettre le fleuve « à l’école de la Révolution ». 1970, année où il croyait encore sincèrement à la « politique de modernisation » de son pays. Entraperçues au début de Déluge…, les images de ce « film de jeunesse » sont minuscules sur l’écran, comme si elles n’avaient plus droit de figurer plein cadre. Une « erreur de jeunesse », regrette Amiralay, déshabillé aujourd’hui de l’emprise dogmatique.

Dès lors, le réalisateur syrien, installé en France depuis les années 1980, s’interdit d’enfermer les personnages filmés dans la caricature d’eux-mêmes ; les poussières qui enrayent les machines les mieux huilées, les résistances, même infimes, au rétrécissement des consciences affleurent dans son film : les élèves oublient (mal)adroitement une partie des louanges à adresser aux dirigeants, certains inconscients laissent (mal)heureusement échapper des lapsus (société « unique » au lieu d’« unifiée »), le député souligne (in)opportunément qu’il défend « les paysans et les pauvres » au Parlement, alors que son éloge du « bâtisseur de la civilisation arabe », du « regretté président », bref du « père du peuple » était là pour faire croire à un pays idyllique, la « scène des cartons d’ordinateurs en souffrance » que le directeur accepte, (dés)enchanté, de jouer (il sort théâtralement de la pièce après son laïus)… De même la « parabole du chat », enseignée, à la fin du film, par le maître, souligne que, malgré toutes les réductions de sens que les pouvoirs autoritaires souhaiteraient opérer, et les mots (« liberté », « démocratie », « socialisme »…) et les phrases et les contes restent polysémiques.

Voilà pourquoi Amiralay est venu à el-Machir : certes pour rendre compte des conséquences catastrophiques de ce barrage dont il a vanté les mérites (le paysan de l’Euphrate, gardien de la mémoire du fleuve, qui introduit et clôt le film, figure la dette d’Amiralay à ce lieu, la mauvaise conscience qui l’habite, une mise en garde permanente contre toute propagande), certes également pour mettre au jour les rouages mortifères d’un pouvoir autoritaire et son emprise durable (comme hier son père, Bachar el-Assad règne aujourd’hui) sur les hommes. Mais surtout pour mesurer, dirait-on, la force du cinéma débarrassé d’un déluge d’œillères.

Sébastien Galceran

La bonne compagnie

Bobadilla est un village construit à côté d’une gare, grossi par le besoin de main d’œuvre du chemin de fer en développement. Une gare de passage, au milieu d’une vaste plaine, un village sans attraits apparents. C’est le hasard qui y a amené Carlos Alvarez lors d’un voyage. La réussite d’un voyage tient à la transformation des hasards en rencontres, lorsque l’anecdote n’est plus une fin mais un début. Ses retours à Bobadilla n’ont plus à voir avec le hasard, il a désormais fait connaissance avec le village, avec certains de ses habitants. C’est cette connaissance qu’il nous fait partager, il ne part pas à la recherche du village, il nous le présente de l’intérieur, depuis la place qu’il y occupe déjà.

Sa présence amicale, bienveillante est déjà sensible dans la voix off. Dans ses cadres soignés et composés, ses compagnons de rencontre s’inscrivent plus accueillis qu’encadrés. Lui-même y entrera lorsque la discussion le concernera. Les entretiens avec Antonio le chevrier, avec le chef de gare, ou Consuela l’amie disparue, avec qui il a tissé ce lien de la présence acceptée et respectueuse, sont des moments partagés. Plus que des portraits, ce sont des qualités de rencontre qui se révèlent. Certains évoquent leur enfance, la misère d’avant, le temps où le chemin de fer en pleine expansion faisait travailler beaucoup de monde, et puis le retour du chômage avec les progrès techniques, histoires dans l’Histoire. Et il y a le canteor qui évoque à gorge généreuse la vie du village, transcendant par le chant ce que la parole ne pourrait si simplement dire.

Ne poursuivant pas de but monographique, Alvarez nous donne à voir un paysage affectif de Bobadilla. Avec ce décor, qui pourrait être celui d’un film de Sergio Leone, le cadre allongé contribue à donner l’impression que Bobadilla est un village de western, mais dans un ouest inachevé où la conquête aurait été suspendue, le mythe brisé, le temps arrêté, l’espace cerné. Le film suit une géographie dictée par les pérégrinations d’Antonio et de son troupeau autour du village. Perpétuelles circonvolutions, coupant sans cesse cette voie ferrée qui a dû amener autant de personnes aux premiers temps qu’elle a dû en emmener plus tard. Mais on ne parle pas de ceux qui sont partis.

Pour ceux qui restent, la ligne de chemin de fer est cette ligne entre passé et futur, presque sans épaisseur ni profondeur, où le présent a peu d’espace pour s’installer. Le village semble en suspens, dans un temps un peu flottant entre passé et futur. Le passé et ses traumatismes mal soignés est toujours là, comme la vieille usine d’huile d’olive fermée depuis trop longtemps et dont il semble qu’il n’y ait plus rien à attendre. Le futur qui se refuse, ses promesses non tenues, avec sa modernité par trop fuyante qui crée du chômage plutôt que des emplois, comme la nouvelle usine de ciment, posée comme un vaisseau spatial, inaccessible.

Mais il n’y a pas de désespoir et Carlos Alvarez, qui a trouvé à Bobadilla un lieu d’enracinement, peut réaliser, avec les habitants du village, l’émouvante reconstitution d’une scène fondatrice du cinéma. Comme le canteor offre son chant, il fait ce cadeau de cinéma. Ce plan simple, intemporel, à la lumineuse richesse, d’une sortie d’usine, celle fermée depuis la guerre civile, est à la fois un possible, un souhait, une mémoire. Un cinéma pour que le présent prenne corps.

Boris Mélinand

Les liens du sang

Malgré des prémices peu engageantes sur lesquelles plane l’ombre dévorante de la télévision (ballet aquatique de dauphins et couchers de soleil carte postale), La peau trouée est une épopée humaine et cinématographique hautement captivante. Passé les premiers plans d’ouverture, ce que l’on pressentait comme un reportage de plus sur la pêche en haute mer – avec commentaire obligé sur l’état des forces économiques, juridiques et écologiques en présence – s’avère en fait une fausse piste. En effet, le beau film de Julien Samani, au titre énigmatique, ne s’intéresse pas aux lois élaborées à Bruxelles ou ailleurs qui fixent les différents moratoires, quotas ou autres sanctuaires marins. Pas plus qu’il ne dresse le portrait d’une catégorie socio-professionnelle au bord de l’épuisement, ni ne milite en faveur de la protection d’espèces en voie d’extinction. Autant de « sujets » certes d’importance, mais largement balisés par les grands médias de l’audiovisuel ou de la presse écrite. De fait, La peau trouée est une aventure sensible d’une tout autre envergure. Tendu vers un unique objectif, une pêche sanglante, le film est un document rare sur une forme de vie enracinée dans des temps immémoriaux.

Embarqué pendant quinze jours avec cinq pêcheurs de requins-taupes au large de la mer d’Irlande, Julien Samani enregistre des gestes séculaires qui visent à la féroce mise à mort de dizaines d’énormes poissons. Conçu comme un triptyque, le voyage auquel nous sommes conviés démarre sur un rythme léger. Manger, prendre le quart, dormir, scruter le ciel, rester en contact radio, préparer les appâts, jeter les filets : autant d’actes de la vie quotidienne à bord d’un bateau mais effectués, paradoxalement, dans un quasi mutisme.

Si dans notre monde résolument dévolu au bavardage de la communication ce resserrement de la parole peut dérouter, il est en revanche l’une des clés du film. Cette pénurie de mots ouvre indéniablement un vaste champ de possibles pour le cinéma, qui ne passe plus seulement par l’information verbale ou l’injonction. Il faut donc lâcher prise. Abandonner un certain nombre de repères pour s’attarder sur les visages de ces marins taiseux qui brûlent de leur présence la pellicule. Sans se douter que la mort à venir git déjà dans les sourires complices à peine esquissés, ou les regards, exceptionnellement « caméra », comme si celle-ci s’était peu à peu éclipsée.

C’est pourtant par un cri puissant (« Fish ! ») que le film, rompant avec son rythme nonchalant, bascule brusquement dans une dimension archaïque pour le moins imprévisible. Une fois la présence des poissons avérée, le moment de la pêche proprement dite vire au rituel primitif. Se penchant dangereusement au-dessus du bastingage, harponnant, à l’aide de puissants crochets et à une cadence infernale, les proies emprisonnées dans les mailles du filet, les hommes transforment la parcelle d’eau de mer sur laquelle ils opèrent en un champ de bataille sanguinolent. En transes, comme possédé par la tâche à accomplir, l’équipage œuvre sans discontinuer dans le bruit assourdissant des machines, et c’est le cœur parfois bien accroché que l’on assiste à la métamorphose de la cale du bateau en salle mortuaire.

Serait-ce la violence convulsive de ces étranges créatures marines ? La construction d’un climax parfaitement dominé (avec progression graduelle, acmé et retour à la normale) ? La captation instinctive d’un climat sacrificiel au voisinage des écrits théoriques de Georges Bataille ou des crucifixions colorées de Francis Bacon ? Toujours est-il qu’une obscure tension érotique travaille ces images. Car c’est le propre des grands récits cinématographiques, notamment, que d’échapper à la raison et à la volonté de maîtrise de leur créateur. Une perte, souvent décisive, pour que le cinéma s’ouvre à une pluralité de lectures ou de sensations. Et que le spectateur soit (at)tiré vers des zones plus sombres de la psyché où la complexité des expériences humaines s’exprime sur un autre mode, ici ésotérique.

Engagé dans une recherche forcément insensée et dérisoire, Julien Samani renoue sobrement avec la grande tradition du cinéma direct. Ses images, ce qui n’est pas rien du point de vue de la transmission de l’art cinématographique, en convoquent d’autres. Les épopées lyriques et poignantes de l’Italien Vittorio de Seta, ou les films (estampillés Office National du Film) des Québécois Michel Brault et Pierre Perrault, recueils fascinants sur la pêche traditionnelle au large de la Sicile (Contadini del mare, 1955) ou dans le fleuve Saint-Laurent (Pour la suite du monde, 1963). Sans aucune concessions au folklore, avec pour seuls commentaires sonores la clameur des hommes, le tumulte des flots et le bruit des machines, La peau trouée s’inscrit à son tour dans une mémoire qui lie le geste à la technique.

Éric Vidal